En algèbre, la structure de corps est fondamentale. Elle généralise les propriétés de l’addition, de la soustraction, de la multiplication et de la division que l’on connaît pour les nombres rationnels ou réels.
- Un corps (commutatif) est un anneau dans lequel tout élément non nul a un inverse pour la multiplication, et où la multiplication est commutative ($ab=ba$). Exemple : $\mathbb{R}$, $\mathbb{C}$, ou les corps finis $\mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ (avec $p$ premier).
- Un corps gauche (ou anneau à division) est un anneau dans lequel tout élément non nul a un inverse pour la multiplication, mais où la multiplication n’est pas nécessairement commutative. L’exemple le plus célèbre de corps gauche non commutatif est le corps des quaternions de Hamilton.
La question naturelle est : existe-t-il des corps gauches qui sont finis mais non commutatifs ? Le théorème de Wedderburn répond à cette question par la négative.
Tout corps gauche fini est commutatif.
Autrement dit, tout anneau fini dans lequel chaque élément non nul possède un inverse multiplicatif est nécessairement un corps commutatif.
Esquisse de la Démonstration (d’après Ernst Witt)
La démonstration est un bijou d’algèbre qui combine la théorie des groupes et l’arithmétique des polynômes cyclotomiques.
- Structure d’espace vectoriel : Soit $D$ un corps gauche fini. Le centre de $D$, noté $Z(D)$, est l’ensemble des éléments qui commutent avec tous les autres. $Z(D)$ est un sous-corps commutatif de $D$. Comme $D$ est fini, $Z(D)$ est un corps fini, disons de cardinal $q=p^k$. $D$ peut alors être vu comme un espace vectoriel de dimension finie, disons $n$, sur son centre $Z(D)$. Le cardinal de $D$ est donc $|D| = q^n$. Notre but est de montrer que $n=1$.
- Équation aux classes : On considère le groupe multiplicatif $D^* = D \setminus \{0\}$. On applique l’équation aux classes à ce groupe agissant sur lui-même par conjugaison. L’équation s’écrit : $$ |D^*| = |Z(D^*)| + \sum_i [D^* : C(x_i)] $$ où $C(x_i)$ est le centralisateur d’un élément $x_i$ non central. Pour chaque $x_i$, son centralisateur $C(x_i)$ est un sous-corps gauche de $D$ de cardinal $q^{n_i}$, où $n_i$ est un diviseur strict de $n$. L’équation devient : $$ q^n – 1 = (q-1) + \sum_i \frac{q^n-1}{q^{n_i}-1} $$
- Argument des polynômes cyclotomiques : Soit $\Phi_n(x)$ le $n$-ième polynôme cyclotomique. On sait que $x^k-1 = \prod_{d|k} \Phi_d(x)$. L’équation aux classes peut être réécrite en termes de ces polynômes. On montre que le polynôme $\Phi_n(q)$ doit diviser à la fois $q^n-1$ et chaque terme $\frac{q^n-1}{q^{n_i}-1}$. Par conséquent, $\Phi_n(q)$ doit diviser $q-1$.
- Contradiction par majoration : On examine la taille de $|\Phi_n(q)|$. Si $n > 1$, on peut montrer que $|\Phi_n(q)| > q-1$. En effet, les racines de $\Phi_n(x)$ sont les racines primitives $n$-ièmes de l’unité, et pour $q \ge 2$, le produit $|q – \zeta|$ (où $\zeta$ est une telle racine) est plus grand que $q-1$.
- Conclusion : L’affirmation « $\Phi_n(q)$ divise $q-1$ » et l’inégalité « $|\Phi_n(q)| > q-1$ » sont contradictoires si $n>1$. La seule possibilité est donc que $n=1$. Si la dimension est 1, alors $D=Z(D)$, ce qui signifie que le corps gauche est égal à son centre, et il est donc commutatif.
Implications
- Structure des anneaux finis : Ce théorème simplifie grandement la classification des structures algébriques finies. Il n’y a pas de « monstres » finis non commutatifs qui seraient presque des corps.
- Géométrie finie : Il a des conséquences en géométrie projective finie, en montrant que tout plan projectif arguésien fini est nécessairement un plan de Fano (construit sur un corps commutatif fini).