La réduction de Jordan : dans quel cas l’utiliser

La Réduction de Jordan : Dans Quel Cas l’Utiliser

Que faire lorsqu’une matrice n’est pas diagonalisable ? La réduction de Jordan est la réponse. C’est un théorème qui affirme que même si une matrice n’est pas semblable à une matrice diagonale, elle est toujours semblable à une matrice « presque » diagonale, appelée forme normale de Jordan. C’est la forme réduite la plus simple que l’on puisse espérer obtenir.

Le Théorème de Jordan

Toute matrice carrée $A$ dont le polynôme caractéristique est scindé est semblable à une matrice diagonale par blocs $J$, appelée sa forme de Jordan :
$A = P J P^{-1}$
où les blocs sur la diagonale de $J$, appelés blocs de Jordan, sont de la forme :
$J_\lambda = \begin{pmatrix} \lambda & 1 & 0 & \dots \\ 0 & \lambda & 1 & \dots \\ \vdots & & \ddots & 1 \\ 0 & \dots & 0 & \lambda \end{pmatrix}$

Un bloc de Jordan a la valeur propre $\lambda$ sur sa diagonale, des 1 juste au-dessus, et des 0 partout ailleurs.

Exemple 1 : Quand est-ce nécessaire ?

On utilise la réduction de Jordan dès qu’une matrice n’est pas diagonalisable.
Soit $A = \begin{pmatrix} 5 & 4 & 2 \\ -4 & -3 & -1 \\ 0 & 0 & 1 \end{pmatrix}$.

1. Analyse de la diagonalisabilité :
Le polynôme caractéristique est $\chi_A(X) = (X-1)^2(X-1) = (X-1)^3$. La seule valeur propre est $\lambda=1$.
Le sous-espace propre $E_1 = \text{Ker}(A-I) = \text{Ker}\begin{pmatrix} 4 & 4 & 2 \\ -4 & -4 & -1 \\ 0 & 0 & 0 \end{pmatrix}$.
Cette matrice est de rang 2. Par le théorème du rang, la dimension du noyau est $3-2=1$.
La multiplicité géométrique ($m_g=1$) est strictement inférieure à la multiplicité algébrique ($m_a=3$). La matrice n’est pas diagonalisable. Il faut donc utiliser la réduction de Jordan.

2. Quelle est la forme de Jordan ?
– La multiplicité géométrique (1) nous donne le nombre de blocs de Jordan. Il y a donc un seul bloc.
– La taille de ce bloc doit être la taille de la matrice, soit 3×3.
Conclusion : La forme de Jordan de $A$ est $J = \begin{pmatrix} 1 & 1 & 0 \\ 0 & 1 & 1 \\ 0 & 0 & 1 \end{pmatrix}$.

Exemple 2 : Déterminer la structure des blocs

Soit $B$ une matrice de taille 5×5 dont le polynôme caractéristique est $\chi_B(X) = (X-4)^5$.
Supposons qu’on ait calculé la dimension de l’espace propre et trouvé $\dim(E_4) = 2$.

– La multiplicité géométrique est 2. Il y aura donc deux blocs de Jordan pour la valeur propre 4.
– La somme des tailles de ces deux blocs doit être la multiplicité algébrique, soit 5.
– Les seules partitions possibles de 5 en deux entiers sont $4+1$ et $3+2$.

La forme de Jordan sera donc (à permutation des blocs près) :
Soit $J_1 = \begin{pmatrix} J_4(4) & 0 \\ 0 & J_1(4) \end{pmatrix}$ (un bloc 4×4 et un bloc 1×1)
Soit $J_2 = \begin{pmatrix} J_3(4) & 0 \\ 0 & J_2(4) \end{pmatrix}$ (un bloc 3×3 et un bloc 2×2)

Pour distinguer ces deux cas, il faudrait calculer $\dim(\text{Ker}(B-4I)^2)$, ce qui est plus avancé. Mais la structure est déjà fortement contrainte.

Exemple 3 : Matrice avec plusieurs valeurs propres

Soit $C$ une matrice 4×4 avec $\chi_C(X) = (X-2)^3(X-5)$.
– Pour $\lambda_1=5$, la multiplicité algébrique est 1, donc la multiplicité géométrique l’est aussi. Il y a un bloc de Jordan de taille 1×1, qui est simplement (5).
– Pour $\lambda_2=2$, la multiplicité algébrique est 3. La multiplicité géométrique peut être 1, 2 ou 3.

– Si $\dim(E_2)=3$, la matrice est diagonalisable. $J = \text{diag}(5, 2, 2, 2)$.
– Si $\dim(E_2)=2$, il y a deux blocs pour $\lambda=2$. La somme de leurs tailles est 3, donc ce sera un bloc 2×2 et un bloc 1×1. $J = \text{diag}((5), \begin{pmatrix} 2&1\\0&2 \end{pmatrix}, (2))$.
– Si $\dim(E_2)=1$, il y a un seul bloc pour $\lambda=2$. Sa taille est 3. $J = \text{diag}((5), \begin{pmatrix} 2&1&0\\0&2&1\\0&0&2 \end{pmatrix})$.

À Quoi Ça Sert Concrètement ?
  • La réduction de Jordan est la généralisation ultime de la diagonalisation. C’est la forme la plus simple possible à laquelle on peut ramener une matrice.
  • Calculs de puissances et d’exponentielles : La décomposition de Jordan $J=D+N$ (où $D$ est la diagonale de $J$ et $N$ le reste) est une décomposition de Dunford. Elle permet donc de calculer $A^n=P(D+N)^nP^{-1}$ et $e^A=Pe^Je^{-1}$ de manière efficace.
  • Systèmes différentiels : Elle est cruciale pour résoudre des systèmes d’équations différentielles linéaires $X’=AX$ lorsque $A$ n’est pas diagonalisable.