Quand faut-il utiliser la décomposition de Dunford

Quand Faut-il Utiliser la Décomposition de Dunford

La décomposition de Dunford (parfois appelée décomposition de Jordan-Chevalley) est un outil de réduction des endomorphismes qui s’applique lorsqu’une matrice n’est pas diagonalisable. Elle permet de décomposer une matrice $A$ en la somme d’une matrice diagonalisable $D$ et d’une matrice nilpotente $N$ qui commutent entre elles.

Le Théorème de Dunford

Soit $A$ une matrice carrée dont le polynôme caractéristique est scindé (ce qui est toujours le cas sur $\mathbb{C}$). Il existe un unique couple de matrices $(D, N)$ tel que :

  • $A = D + N$
  • $D$ est diagonalisable.
  • $N$ est nilpotente (il existe un entier $k$ tel que $N^k=0$).
  • $D$ et $N$ commutent ($DN = ND$).

Fait important : $D$ et $N$ peuvent s’exprimer comme des polynômes en $A$.

Exemple 1 : Matrice 2×2 non diagonalisable

Soit $A = \begin{pmatrix} 3 & 1 \\ -1 & 1 \end{pmatrix}$.

1. Analyse de A :
$\chi_A(X) = X^2 – 4X + 4 = (X-2)^2$. La seule valeur propre est $\lambda=2$.
$E_2 = \text{Ker}(A-2I) = \text{Ker}\begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix} = \text{Vect}((1,-1))$.
La dimension de l’espace propre est 1, alors que la multiplicité algébrique est 2. La matrice n’est pas diagonalisable.

2. Calcul de D et N :
Le polynôme caractéristique est scindé. $A$ admet une décomposition de Dunford.
La partie diagonalisable $D$ a les mêmes valeurs propres que $A$. Comme il n’y a qu’une seule valeur propre $\lambda=2$, $D$ doit être semblable à $\begin{pmatrix} 2 & 0 \\ 0 & 2 \end{pmatrix}$. La seule matrice diagonalisable avec cette unique valeur propre est $D=2I$.
$D = \begin{pmatrix} 2 & 0 \\ 0 & 2 \end{pmatrix}$.
$N = A – D = \begin{pmatrix} 3 & 1 \\ -1 & 1 \end{pmatrix} – \begin{pmatrix} 2 & 0 \\ 0 & 2 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix}$.

3. Vérification :
– $D$ est diagonale, donc diagonalisable.
– $N^2 = \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix}\begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 0 \end{pmatrix}$. $N$ est nilpotente.
– $DN = 2I \cdot N = 2N$ et $ND = N \cdot 2I = 2N$. Elles commutent.

Exemple 2 : Matrice 3×3 déjà trigonalisée

Soit $A = \begin{pmatrix} 2 & 1 & 0 \\ 0 & 2 & 0 \\ 0 & 0 & 3 \end{pmatrix}$. On a déjà vu qu’elle n’est pas diagonalisable.

Ici, la structure est simple. La partie diagonalisable est simplement la diagonale de $A$, et la partie nilpotente est ce qu’il reste.
$D = \begin{pmatrix} 2 & 0 & 0 \\ 0 & 2 & 0 \\ 0 & 0 & 3 \end{pmatrix}$ et $N = \begin{pmatrix} 0 & 1 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \end{pmatrix}$.

Vérification :
– $D$ est diagonale.
– $N^2=0$.
– $DN = \begin{pmatrix} 0 & 2 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \end{pmatrix}$ et $ND = \begin{pmatrix} 0 & 2 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \\ 0 & 0 & 0 \end{pmatrix}$. Elles commutent.

Exemple 3 : L’application principale – Calculer $A^n$

La force de la décomposition $A=D+N$ vient de la commutativité. Elle permet d’utiliser la formule du binôme de Newton :
$A^n = (D+N)^n = \sum_{k=0}^{n} \binom{n}{k} D^{n-k} N^k$.

Comme $N$ est nilpotente, disons $N^p=0$, la somme s’arrête à $p-1$.
Reprenons $A = \begin{pmatrix} 3 & 1 \\ -1 & 1 \end{pmatrix}$ de l’exemple 1, avec $D=2I$ et $N=\begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix}$, où $N^2=0$.

$A^n = \binom{n}{0} D^n N^0 + \binom{n}{1} D^{n-1} N^1 + (\text{termes nuls car } N^k=0 \text{ pour } k \ge 2)$.
$A^n = 1 \cdot (2I)^n \cdot I + n \cdot (2I)^{n-1} N$.
$A^n = 2^n I + n 2^{n-1} N$.
$A^n = 2^n \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ 0 & 1 \end{pmatrix} + n 2^{n-1} \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ -1 & -1 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 2^n + n 2^{n-1} & n 2^{n-1} \\ -n 2^{n-1} & 2^n – n 2^{n-1} \end{pmatrix}$.

À Quoi Ça Sert ?
  • Usage principal : Calculer les puissances $A^n$ et l’exponentielle $e^A$ d’une matrice non diagonalisable.
  • Exponentielle : La commutativité permet d’écrire $e^A = e^{D+N} = e^D e^N$. Le calcul de $e^D$ est simple (c’est l’exponentielle des termes diagonaux) et $e^N$ est un polynôme en $N$ car la série de l’exponentielle se termine : $e^N = I + N + \frac{N^2}{2!} + \dots + \frac{N^{p-1}}{(p-1)!}$.
  • Théorie : C’est une étape intermédiaire vers la réduction de Jordan, qui donne une forme canonique (simple) pour toute matrice dont le polynôme est scindé.