Contexte : Géométrie vs Topologie
Ce théorème relie deux concepts qui semblent a priori très différents :
- La Géométrie, qui s’intéresse aux notions de distance, d’angle, de courbure. C’est une propriété « locale » et « rigide » d’un objet. La courbure de Gauss ($K$) en un point d’une surface mesure à quel point la surface est « courbe » à cet endroit (positive pour une sphère, négative pour une selle de cheval, nulle pour un plan).
- La Topologie, qui s’intéresse à la forme globale, aux propriétés qui sont conservées par déformation continue (sans déchirure). C’est une propriété « globale » et « molle ». La caractéristique d’Euler ($\chi$) d’une surface est un nombre entier qui la classifie topologiquement. Pour une surface polyédrique, $\chi = S – A + F$ (Sommets – Arêtes + Faces). Pour une sphère $\chi=2$, pour un tore (un donut) $\chi=0$, pour un tore à deux trous $\chi=-2$.
Théorème de Gauss-Bonnet
Soit $S$ une surface compacte (fermée et bornée) et orientable. Soit $K$ sa courbure de Gauss.
Alors l’intégrale de la courbure de Gauss sur toute la surface est égale à $2\pi$ fois la caractéristique d’Euler de la surface : $$ \int_S K \,dA = 2\pi \chi(S) $$
Philosophie du Théorème
La démonstration complète est l’un des grands succès de la géométrie différentielle. L’idée fondamentale est de « découper » (trianguler) la surface en une multitude de petits triangles « presque plats ».
- Version locale (Théorème de Girard) : Pour un seul triangle géodésique (dont les côtés sont les plus courts chemins sur la surface), la somme de ses angles n’est pas $180^\circ$ ($\pi$ radians). L’excès (ou le défaut) par rapport à $\pi$ est exactement égal à l’intégrale de la courbure à l’intérieur du triangle : $\sum \alpha_i – \pi = \int_T K \,dA$.
- Sommation globale : On recouvre la surface par une triangulation. En additionnant la relation précédente pour tous les triangles, les angles autour de chaque sommet se combinent. Après des calculs topologiques, on montre que la somme de tous ces excès d’angles locaux ne dépend que du nombre de sommets, d’arêtes et de faces de la triangulation, ce qui est précisément la caractéristique d’Euler.
Conséquences Stupéfiantes
- L’invariance de la courbure totale : Le membre de droite de l’équation ($2\pi \chi(S)$) est un invariant topologique : il ne change pas si on déforme la surface. Cela signifie que le membre de gauche, la courbure totale, est aussi un invariant ! Prenez une sphère ($\chi=2$) : sa courbure totale est toujours $4\pi$. Que ce soit une petite bille ou une planète, si vous la déformez en ballon de rugby, tant que vous ne la déchirez pas, l’intégrale de sa courbure restera $4\pi$.
- La topologie contraint la géométrie : Un tore a une caractéristique d’Euler nulle ($\chi=0$). Sa courbure totale doit donc être nulle. Cela signifie qu’un tore ne peut pas avoir une courbure partout positive (comme une sphère). Il doit forcément y avoir des zones de courbure négative (l’intérieur du « donut ») pour compenser les zones de courbure positive (l’extérieur). On ne peut pas fabriquer un tore « lisse » sans courbure négative.
- Application en Relativité Générale : Des versions généralisées de ce théorème sont utilisées en physique théorique et en cosmologie pour relier la courbure de l’espace-temps (due à la matière et à l’énergie) à la structure globale et au destin de l’Univers.