Trigonaliser une matrice : quand et comment faire

Trigonaliser une matrice : quand et comment faire

Que faire lorsqu’une matrice n’est pas diagonalisable ? Tout n’est pas perdu ! La trigonalisation est un processus qui permet de transformer une matrice $A$ en une matrice triangulaire $T$ semblable à $A$. La condition pour y parvenir est moins stricte que pour la diagonalisation.

Quand peut-on trigonaliser ?

Le critère est simple et puissant : une matrice carrée $A$ est trigonalisable sur un corps $K$ (généralement $\mathbb{R}$ ou $\mathbb{C}$) si et seulement si son polynôme caractéristique est scindé sur $K$.

  • Pour le corps des nombres complexes $\mathbb{C}$, tout polynôme est scindé. Donc, toute matrice carrée est trigonalisable dans $\mathbb{C}$.
  • Pour le corps des nombres réels $\mathbb{R}$, il faut que toutes les valeurs propres de la matrice soient réelles.
Comment trigonaliser ? (Méthode générale)

Si une matrice $A$ de taille $n \times n$ est trigonalisable mais non diagonalisable, cela signifie qu’il existe une valeur propre $\lambda$ dont la multiplicité géométrique (dim $E_\lambda$) est inférieure à sa multiplicité algébrique. Pour construire la matrice de passage $P$, il faut :

  1. Trouver une base de chaque sous-espace propre $E_{\lambda_i}$.
  2. Compléter ces vecteurs propres par des vecteurs caractéristiques (aussi appelés vecteurs de Jordan) pour former une base de l’espace entier.
  3. Un vecteur caractéristique $v_k$ est une solution d’une équation de la forme $(A – \lambda I)v_k = v_{k-1}$, où $v_{k-1}$ est un vecteur propre ou un autre vecteur caractéristique déjà trouvé.
  4. La matrice de passage $P$ est formée par ces vecteurs (propres et caractéristiques). La matrice triangulaire est alors $T = P^{-1}AP$.

Exemple 1 : Matrice 2×2 non diagonalisable

Soit $A = \begin{pmatrix} 3 & -1 \\ 1 & 1 \end{pmatrix}$.

1. Valeurs propres : On a déjà vu que son polynôme caractéristique est $(\lambda-2)^2=0$. La seule valeur propre est $\lambda=2$ avec une multiplicité algébrique de 2.

2. Vecteurs propres : Le sous-espace propre $E_2$ est la droite engendrée par le vecteur $v_1 = \begin{pmatrix} 1 \\ 1 \end{pmatrix}$. La dimension est 1. Comme $1 < 2$, la matrice n'est pas diagonalisable mais trigonalisable sur $\mathbb{R}$.

3. Vecteur caractéristique : On cherche un vecteur $v_2$ tel que $(A – 2I)v_2 = v_1$. $ \begin{pmatrix} 1 & -1 \\ 1 & -1 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} x \\ y \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 1 \\ 1 \end{pmatrix} \implies x – y = 1 $. On peut choisir une solution simple, par exemple $x=1, y=0$, ce qui donne $v_2 = \begin{pmatrix} 1 \\ 0 \end{pmatrix}$.

4. Matrice de passage et trigonalisation : La matrice de passage est $P = \begin{pmatrix} v_1 & v_2 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ 1 & 0 \end{pmatrix}$. Son inverse est $P^{-1} = \begin{pmatrix} 0 & 1 \\ 1 & -1 \end{pmatrix}$. Calculons $T = P^{-1}AP$ : $ T = \begin{pmatrix} 0 & 1 \\ 1 & -1 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} 3 & -1 \\ 1 & 1 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ 1 & 0 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ 2 & -2 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} 1 & 1 \\ 1 & 0 \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 2 & 1 \\ 0 & 2 \end{pmatrix} $. Nous avons bien obtenu une matrice triangulaire.

Exemple 2 : Matrice 3×3 non diagonalisable

Soit $A = \begin{pmatrix} 3 & 1 & -1 \\ -1 & 1 & 1 \\ 0 & 0 & 2 \end{pmatrix}$.

1. Valeurs propres : Le polynôme caractéristique est $(2-\lambda)^3=0$. La seule valeur propre est $\lambda=2$ avec une multiplicité algébrique de 3.

2. Vecteurs propres : On résout $(A-2I)v=0$. Le sous-espace propre $E_2$ est le plan d’équation $x+y-z=0$. Sa dimension (multiplicité géométrique) est 2. Comme $2 < 3$, la matrice n'est pas diagonalisable.

3. Base de $E_2$ et vecteur caractéristique : Choisissons une base de $E_2$, par exemple $v_1 = \begin{pmatrix} 1 \\ -1 \\ 0 \end{pmatrix}$ et $v_2 = \begin{pmatrix} 1 \\ 0 \\ 1 \end{pmatrix}$. On cherche un vecteur $v_3$ tel que $(A-2I)v_3$ soit une combinaison de $v_1$ et $v_2$. Essayons de résoudre $(A-2I)v_3=v_1$. $ \begin{pmatrix} 1 & 1 & -1 \\ -1 & -1 & 1 \\ 0 & 0 & 0 \end{pmatrix} \begin{pmatrix} x \\ y \\ z \end{pmatrix} = \begin{pmatrix} 1 \\ -1 \\ 0 \end{pmatrix} \implies x+y-z=1 $. Une solution simple est $v_3 = \begin{pmatrix} 1 \\ 0 \\ 0 \end{pmatrix}$. La famille $(v_1, v_2, v_3)$ est une base.

4. Forme trigonalisée : Dans la base $(v_1, v_2, v_3)$, l’application linéaire associée à A a pour matrice $T$. Par construction : $A v_1 = 2 v_1$, $A v_2 = 2 v_2$, et $(A-2I)v_3 = v_1 \implies A v_3 = v_1 + 2 v_3$. La matrice est donc $ T = \begin{pmatrix} 2 & 0 & 1 \\ 0 & 2 & 0 \\ 0 & 0 & 2 \end{pmatrix} $.

Exemple 3 : Matrice déjà trigonalisée

Soit $C = \begin{pmatrix} 5 & 2 & 0 \\ 0 & 5 & 1 \\ 0 & 0 & -3 \end{pmatrix}$.

Les valeurs propres d’une matrice triangulaire sont ses coefficients diagonaux. Ici, ce sont 5 (multiplicité algébrique 2) et -3 (multiplicité algébrique 1). Nous avions vu que le sous-espace propre pour $\lambda=5$ est de dimension 1. La matrice n’est donc pas diagonalisable.

Cependant, elle est déjà sous forme triangulaire. La trigonalisation d’une matrice déjà triangulaire est… elle-même ! C’est la forme la plus simple (après la forme diagonale) à laquelle on peut aspirer via un changement de base.