Introduction : La Règle du Produit Nul en Question
Dès les premières classes d’algèbre, on nous enseigne une règle fondamentale : si un produit de deux nombres est nul, alors au moins l’un des deux nombres doit être nul. C’est la « règle du produit nul » : $ab=0 \implies a=0$ ou $b=0$. Cette propriété nous semble si naturelle qu’on pourrait croire qu’elle est vraie dans n’importe quelle structure munie d’une multiplication.
Cependant, en explorant la diversité des anneaux, on découvre des mondes où cette règle n’est plus valable. Il existe des anneaux où l’on peut multiplier deux éléments non nuls et obtenir zéro. Ces éléments « pathologiques » sont appelés des diviseurs de zéro. Un anneau intègre est précisément un anneau commutatif « bien élevé » qui n’en possède pas, et qui se comporte donc de manière plus familière, comme les entiers $\mathbb{Z}$.
1. Les Diviseurs de Zéro
Soit $(A, +, \times)$ un anneau. Un élément $a \in A$ est un diviseur de zéro à gauche s’il est non nul ($a \neq 0_A$) et s’il existe un élément $b \in A$ non nul ($b \neq 0_A$) tel que $a \times b = 0_A$.
De même, $b$ est un diviseur de zéro à droite s’il est non nul et s’il existe $a \in A$ non nul tel que $a \times b = 0_A$.
Dans un anneau commutatif, les notions de diviseur de zéro à gauche et à droite coïncident.
Exemples de Diviseurs de Zéro
- Dans $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$ : Comme nous l’avons vu, cet anneau n’est pas intègre. Les éléments $[2]$ et $[3]$ sont non nuls, mais leur produit est $[2] \times [3] = [6] = [0]$. Donc, $[2]$ et $[3]$ sont des diviseurs de zéro. L’élément $[4]$ est aussi un diviseur de zéro car $[4] \times [3] = [12] = [0]$.
- Dans l’anneau des matrices $\mathcal{M}_2(\mathbb{R})$ : Soient $A = \begin{pmatrix} 1 & 0 \\ 0 & 0 \end{pmatrix}$ et $B = \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 1 \end{pmatrix}$. Ces deux matrices sont non nulles, mais leur produit est la matrice nulle : $A \times B = \begin{pmatrix} 0 & 0 \\ 0 & 0 \end{pmatrix}$. $A$ et $B$ sont donc des diviseurs de zéro.
- Dans un anneau produit $A \times B$ : Les éléments $(1_A, 0_B)$ et $(0_A, 1_B)$ sont des diviseurs de zéro car leur produit est l’élément nul $(0_A, 0_B)$.
2. L’Anneau Intègre
Un anneau intègre formalise l’idée d’un anneau où la règle du produit nul est valide.
Un anneau $(A, +, \times)$ est dit intègre s’il satisfait aux trois conditions suivantes :
- Il est commutatif.
- Il est non nul (c’est-à-dire que $1_A \neq 0_A$).
- Il ne possède aucun diviseur de zéro.
Exemples d’Anneaux Intègres
- L’anneau des entiers $\mathbb{Z}$.
- Tout corps (comme $\mathbb{Q}, \mathbb{R}, \mathbb{C}$) est un anneau intègre. En effet, si $a \times b = 0$ et $a \neq 0$, on peut multiplier par $a^{-1}$ pour obtenir $a^{-1}ab = a^{-1}0$, ce qui donne $b=0$.
- L’anneau des polynômes $A[X]$ est intègre si et seulement si l’anneau des coefficients $A$ est intègre.
- L’anneau $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est intègre si et seulement si $n$ est un nombre premier.
Une conséquence directe et fondamentale de l’intégrité est la règle de simplification. Dans un anneau intègre $A$, si $a, b, c$ sont des éléments de $A$ avec $a \neq 0_A$, alors : $$ a \times b = a \times c \implies b=c $$
Démonstration : $a \times b = a \times c \iff a \times b – a \times c = 0_A$. Par distributivité, cela donne $a \times (b – c) = 0_A$. Puisque $A$ est intègre et que $a \neq 0_A$, on doit nécessairement avoir $b – c = 0_A$, ce qui signifie $b=c$.
Cette propriété, qui nous permet de « simplifier par $a$ » dans une équation, n’est pas vraie dans un anneau non intègre. Dans $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$, on a $[2] \times [1] = [2]$ et $[2] \times [4] = [8] = [2]$, mais on ne peut pas simplifier par $[2]$ car $[1] \neq [4]$.
Conclusion
La distinction entre les anneaux qui possèdent des diviseurs de zéro et ceux qui sont intègres est l’une des plus importantes de la théorie des anneaux. Les anneaux intègres sont le cadre naturel pour développer l’arithmétique (divisibilité, idéaux premiers) car ils se comportent de manière prévisible, comme les entiers. Ils sont également la première étape vers la construction de structures encore plus riches, les corps. La présence de diviseurs de zéro, loin d’être un simple défaut, caractérise des structures algébriques aux propriétés différentes et intéressantes, comme les anneaux produits ou certains anneaux de matrices.