Quotienter l’Anneau des Polynômes K[X]

Introduction : Créer de Nouveaux Mondes Algébriques

Tout comme la construction de $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ permet de créer un univers arithmétique fini où l’entier $n$ se comporte comme zéro, la construction de l’anneau quotient des polynômes, $K[X]/(P)$, permet de créer une nouvelle structure algébrique où un polynôme $P(X)$ est « forcé » à être nul. C’est l’un des outils de construction les plus puissants de l’algèbre.

Cette opération, appelée adjonction de racine, est la méthode formelle pour répondre à des questions comme : « Que se passe-t-il si l’on imagine un nombre $i$ dont le carré est $-1$ ? » ou « Comment construire un corps à 4 éléments ? ». En quotientant l’anneau $K[X]$ par l’idéal engendré par un polynôme $P(X)$, on crée un nouvel anneau (et parfois un corps) dans lequel la classe de $X$ se comporte précisément comme une racine de $P$. Cette technique est la clé de la théorie de Galois, de la construction des corps finis et de la compréhension profonde des extensions de corps.

Définition de l’Anneau Quotient $K[X]/(P)$

Soit $K$ un corps et $K[X]$ l’anneau des polynômes à coefficients dans $K$. Soit $P(X)$ un polynôme non constant de $K[X]$. L’ensemble $(P) = P(X)K[X] = \{ P(X)Q(X) \mid Q(X) \in K[X] \}$ est l’idéal principal engendré par $P(X)$.

L’anneau quotient de $K[X]$ par l’idéal $(P)$, noté $K[X]/(P)$, est l’ensemble des classes d’équivalence pour la relation de congruence modulo $P(X)$. Deux polynômes $A(X)$ et $B(X)$ sont dans la même classe si leur différence est un multiple de $P(X)$ : $$ A(X) \equiv B(X) \pmod{P(X)} \iff P(X) \text{ divise } A(X) – B(X) $$ La classe d’un polynôme $A(X)$ est notée $\overline{A(X)} = A(X) + (P)$.

Structure des Éléments et Dimension

La force de cette construction vient du fait que les éléments de l’anneau quotient $K[X]/(P)$ peuvent être décrits de manière très simple et concrète, grâce à la division euclidienne.

Soit $P(X)$ un polynôme de degré $n \ge 1$. Pour n’importe quel polynôme $A(X) \in K[X]$, la division euclidienne par $P(X)$ nous donne un unique couple $(Q(X), R(X))$ tel que : $$ A(X) = Q(X)P(X) + R(X) \quad \text{avec} \quad \deg(R) < n \text{ ou } R=0 $$ En passant au quotient, le terme $Q(X)P(X)$ appartient à l'idéal $(P)$ et devient donc nul. On a alors : $$ \overline{A(X)} = \overline{R(X)} $$ Cela signifie que chaque classe d’équivalence contient un unique représentant de degré strictement inférieur à $n$ (le reste de la division euclidienne).

Description de $K[X]/(P)$

Si $\deg(P)=n$, alors l’anneau quotient $K[X]/(P)$ est l’ensemble : $$ K[X]/(P) = \{ \overline{R(X)} \mid R(X) \in K[X] \text{ et } \deg(R) < n \} $$ Cet ensemble peut être vu comme l'ensemble des polynômes de degré au plus $n-1$, où la multiplication est effectuée "modulo $P(X)$". De plus, $K[X]/(P)$ est un $K$-espace vectoriel de dimension $n$. Une base est donnée par $\{ \bar{1}, \bar{X}, \bar{X}^2, \dots, \bar{X}^{n-1} \}$.

La Propriété Fondamentale : Irréductibilité et Corps

La nature de l’anneau quotient dépend de manière cruciale de la factorisation du polynôme $P(X)$. Le résultat principal est une analogie directe avec le cas de $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$, où $n$ premier est la condition pour obtenir un corps.

Caractérisation de la Structure

Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme non constant dans $K[X]$.

  1. L’anneau $K[X]/(P)$ est un corps si et seulement si $P(X)$ est un polynôme irréductible sur $K$.
  2. L’anneau $K[X]/(P)$ est un anneau intègre si et seulement si $P(X)$ est un polynôme irréductible sur $K$.

(Rappel : un polynôme $P(X)$ est irréductible sur $K$ s’il ne peut pas s’écrire comme un produit de deux polynômes de $K[X]$ de degrés strictement inférieurs.)

Idée de la preuve : Si $P(X)$ est irréductible, alors l’idéal $(P)$ est un idéal maximal de l’anneau principal $K[X]$. Or, le quotient d’un anneau commutatif par un idéal maximal est toujours un corps. Inversement, si $P(X)$ est réductible, $P(X) = A(X)B(X)$ avec $\deg(A), \deg(B) < \deg(P)$. Alors dans le quotient, $\overline{A(X)}$ et $\overline{B(X)}$ sont non nuls, mais leur produit $\overline{A(X)}\overline{B(X)} = \overline{P(X)} = \bar{0}$. On a des diviseurs de zéro, donc l'anneau n'est pas intègre et ne peut pas être un corps.

Exemples Fondamentaux

1. Construction du corps des Nombres Complexes $\mathbb{C}$

C’est l’exemple paradigmatique. On part du corps des réels $K=\mathbb{R}$. On s’intéresse au polynôme $P(X) = X^2+1$. Ce polynôme est irréductible sur $\mathbb{R}$ car son discriminant est négatif ($\Delta = -4$), il n’a donc pas de racine réelle.
Le théorème précédent nous assure que l’anneau quotient $\mathbb{R}[X]/(X^2+1)$ est un corps.

  • Les éléments sont de la forme $\overline{aX+b}$ avec $a,b \in \mathbb{R}$.
  • Notons $\boldsymbol{i} = \bar{X}$. Dans le quotient, la relation $\overline{X^2+1} = \bar{0}$ devient $\boldsymbol{i}^2+1=0$, soit $\boldsymbol{i}^2 = -1$.
  • Un élément s’écrit donc de manière unique $a\boldsymbol{i}+b$. C’est un corps qui contient $\mathbb{R}$ et un élément $\boldsymbol{i}$ dont le carré est $-1$. C’est la définition même du corps des nombres complexes.
$$ \mathbb{C} \cong \mathbb{R}[X]/(X^2+1) $$

2. Construction des Corps Finis

Les corps finis, essentiels en cryptographie et théorie des codes, sont tous construits par ce procédé. On part d’un corps fini premier $K = \mathbb{F}_p = \mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ (où $p$ est premier). Pour construire un corps à $p^n$ éléments, il suffit de trouver un polynôme $P(X)$ de degré $n$ qui est irréductible sur $\mathbb{F}_p$.
Alors, le corps $L = \mathbb{F}_p[X]/(P(X))$ est un corps qui est un $\mathbb{F}_p$-espace vectoriel de dimension $n$, il contient donc $p^n$ éléments.

Exemple : Un corps à 4 éléments, $\mathbb{F}_4$.
On part de $\mathbb{F}_2 = \{0, 1\}$. On cherche un polynôme de degré 2 irréductible sur $\mathbb{F}_2$.

  • $X^2 = X \cdot X$ (réductible)
  • $X^2+1 = (X+1)^2$ (réductible)
  • $X^2+X = X(X+1)$ (réductible)
  • $X^2+X+1$ : N’a pas de racine dans $\mathbb{F}_2$ (car $P(0)=1$ et $P(1)=1$). Comme il est de degré 2, il est irréductible.

On construit donc le corps $\mathbb{F}_4 = \mathbb{F}_2[X]/(X^2+X+1)$. Ses éléments sont les polynômes de degré < 2 : $\{0, 1, \alpha, \alpha+1\}$, où $\alpha = \bar{X}$. La relation fondamentale est $\alpha^2+\alpha+1=0$, soit $\alpha^2 = \alpha+1$. On peut alors construire la table de multiplication.