Application : Théorèmes de Sylow

Introduction : La Réciproque Partielle de Lagrange

Le théorème de Lagrange stipule que l’ordre de tout sous-groupe d’un groupe fini $G$ doit diviser l’ordre de $G$. Cependant, la réciproque est fausse en général : si $d$ est un diviseur de $|G|$, il n’existe pas nécessairement de sous-groupe d’ordre $d$. Par exemple, le groupe alterné $\mathcal{A}_4$ est d’ordre 12 mais n’a pas de sous-groupe d’ordre 6.

Les théorèmes de Sylow, nommés d’après le mathématicien norvégien Ludwig Sylow, fournissent une réciproque partielle extraordinairement puissante au théorème de Lagrange. Ils garantissent l’existence de sous-groupes d’ordre égal à la plus grande puissance d’un nombre premier divisant l’ordre du groupe. De plus, ils donnent des informations cruciales sur le nombre de tels sous-groupes et les relations qu’ils entretiennent.

Ces théorèmes sont un outil indispensable pour l’analyse des groupes finis, notamment pour la classification et pour déterminer si un groupe peut être simple. Leurs démonstrations modernes constituent l’apogée de la théorie des actions de groupe.

Définition : Sylow $p$-sous-groupe

Soit $G$ un groupe fini et $p$ un nombre premier. On écrit l’ordre de $G$ sous la forme $|G| = p^n m$, où $p$ ne divise pas $m$.

Un sous-groupe de $G$ d’ordre $p^n$ est appelé un Sylow $p$-sous-groupe de $G$.

Les Trois Théorèmes de Sylow

Soit $G$ un groupe d’ordre $|G| = p^n m$ avec $p$ premier ne divisant pas $m$.

  1. Premier Théorème (Existence) : Le groupe $G$ admet au moins un Sylow $p$-sous-groupe.
  2. Deuxième Théorème (Relation) : Tous les Sylow $p$-sous-groupes de $G$ sont conjugués les uns aux autres. De plus, tout $p$-sous-groupe de $G$ est contenu dans un Sylow $p$-sous-groupe.
  3. Troisième Théorème (Nombre) : Soit $n_p$ le nombre de Sylow $p$-sous-groupes de $G$. Alors :
    • $n_p$ divise $m$ (la partie de l’ordre de $G$ non-divisible par $p$).
    • $n_p \equiv 1 \pmod{p}$.

Idées des Démonstrations via les Actions de Groupe

Les preuves des théorèmes de Sylow sont des exemples magistraux de l’utilisation des actions de groupe. Voici les idées principales.

Preuve du Premier Théorème

On fait agir le groupe $G$ sur un ensemble bien choisi. Soit $\mathcal{E}$ l’ensemble de tous les sous-ensembles de $G$ de cardinal $p^n$. On montre par un argument de combinatoire arithmétique que le cardinal de $\mathcal{E}$ n’est pas divisible par $p$. Le groupe $G$ agit sur $\mathcal{E}$ par translation à gauche ($g \star A = gA$).

Puisque $|\mathcal{E}|$ est la somme des tailles des orbites et que $p$ ne divise pas $|\mathcal{E}|$, il doit exister au moins une orbite dont la taille n’est pas un multiple de $p$. Soit $A_0$ un élément de cette orbite et $H = \text{Stab}_G(A_0)$ son stabilisateur.

Le théorème orbite-stabilisateur nous dit que $|\text{Orb}(A_0)| = |G|/|H| = p^n m / |H|$. Puisque $p$ ne divise pas $|\text{Orb}(A_0)|$, il est nécessaire que $p^n$ divise $|H|$. D’autre part, on peut montrer que $|H| \le |A_0| = p^n$. La seule possibilité est donc que $|H|=p^n$. Ce stabilisateur $H$ est le Sylow $p$-sous-groupe recherché.

Preuve des Deuxième et Troisième Théorèmes

Ces deux théorèmes se démontrent ensemble. Soit $\text{Syl}_p(G)$ l’ensemble de tous les Sylow $p$-sous-groupes de $G$ (on sait par le premier théorème que cet ensemble n’est pas vide). Soit $n_p = |\text{Syl}_p(G)|$.

  1. On fait agir $G$ sur $\text{Syl}_p(G)$ par conjugaison ($g \star P = gPg^{-1}$). Le deuxième théorème de Sylow équivaut à dire que cette action est transitive (il n’y a qu’une seule orbite).
  2. En appliquant le théorème orbite-stabilisateur à cette action, pour un Sylow $p$-sous-groupe $P$, on a $n_p = |\text{Orb}(P)| = [G : \text{Stab}_G(P)] = [G : N_G(P)]$, où $N_G(P)$ est le normalisateur de $P$ dans $G$. Comme $P \subseteq N_G(P)$, on en déduit que $n_p$ divise $[G:P]=m$. C’est la première partie du troisième théorème.
  3. Pour la seconde partie, on restreint l’action. On fait agir un Sylow $p$-sous-groupe $P$ sur l’ensemble $\text{Syl}_p(G)$ par conjugaison. Les points fixes de cette action sont les Sylow $Q$ tels que $P$ normalise $Q$. On montre que cela n’est possible que si $Q=P$. Il y a donc un unique point fixe. La taille des orbites non triviales est une puissance de $p$. L’équation aux classes pour cette action donne alors $n_p = 1 + (\text{somme de multiples de } p)$, d’où $n_p \equiv 1 \pmod{p}$.

Application : Classification des groupes d’ordre 15

Soit $G$ un groupe d’ordre $|G|=15 = 3 \times 5$. Montrons qu’il est nécessairement cyclique.

  • Sylow 5-sous-groupes : $p=5$, $n=1$, $m=3$. Soit $n_5$ leur nombre. D’après Sylow 3, $n_5$ divise 3 (donc $n_5 \in \{1, 3\}$) et $n_5 \equiv 1 \pmod{5}$. La seule valeur possible est $n_5=1$.
  • Sylow 3-sous-groupes : $p=3$, $n=1$, $m=5$. Soit $n_3$ leur nombre. D’après Sylow 3, $n_3$ divise 5 (donc $n_3 \in \{1, 5\}$) et $n_3 \equiv 1 \pmod{3}$. La seule valeur possible est $n_3=1$.

Il existe donc un unique Sylow 5-sous-groupe $H_5$ (d’ordre 5) et un unique Sylow 3-sous-groupe $H_3$ (d’ordre 3). Un sous-groupe unique de son ordre est nécessairement distingué. Donc $H_3 \triangleleft G$ et $H_5 \triangleleft G$.

Leurs ordres sont premiers entre eux, donc leur intersection est triviale : $H_3 \cap H_5 = \{e\}$. On peut alors montrer que $G$ est le produit direct de ses sous-groupes de Sylow : $G \cong H_3 \times H_5$.

Comme $H_3$ et $H_5$ sont d’ordres premiers, ils sont cycliques : $H_3 \cong \mathbb{Z}/3\mathbb{Z}$ et $H_5 \cong \mathbb{Z}/5\mathbb{Z}$. Par le théorème chinois, $G \cong \mathbb{Z}/3\mathbb{Z} \times \mathbb{Z}/5\mathbb{Z} \cong \mathbb{Z}/15\mathbb{Z}$. Le groupe $G$ est donc cyclique.

Conclusion

Les théorèmes de Sylow sont un pilier de la théorie des groupes finis. Ils garantissent l’existence d’une structure arithmétique riche au sein de tout groupe fini, et fournissent des contraintes numériques si fortes qu’elles permettent souvent de déterminer complètement la structure d’un groupe, comme dans l’exemple ci-dessus. Ils sont également l’outil principal pour prouver qu’un groupe d’un certain ordre ne peut pas être simple.