Caractéristique d’un Corps Fini
La notion de caractéristique est sans doute la propriété la plus fondamentale d’un corps fini. Elle ne se contente pas de classifier ces structures, mais elle dicte également leur structure interne la plus profonde, notamment leur cardinalité (c’est-à-dire le nombre d’éléments qu’ils contiennent). Comprendre la caractéristique, c’est détenir la clé qui révèle pourquoi les corps finis ne peuvent exister que pour des ordres bien précis.
Ce chapitre explore en détail cette notion, démontre les théorèmes fondamentaux qui en découlent et établit le résultat central : le nombre d’éléments d’un corps fini est toujours une puissance d’un nombre premier.
1. Définition et Propriétés Fondamentales
Rappelons la définition de la caractéristique, qui s’applique à n’importe quel anneau unitaire, et donc à n’importe quel corps.
Soit $(A, +, \times)$ un anneau unitaire, avec $1_A$ son élément neutre pour la multiplication. La caractéristique de $A$, notée $\text{car}(A)$, est le plus petit entier $n > 0$ tel que : $$ n \cdot 1_A = \underbrace{1_A + 1_A + \dots + 1_A}_{n \text{ fois}} = 0_A $$ Si un tel entier n’existe pas, la caractéristique est dite nulle (0).
Intuitivement, la caractéristique mesure combien de fois il faut additionner l’élément unité à lui-même pour retomber sur zéro. Dans le corps des réels $\mathbb{R}$, on peut additionner $1$ autant de fois qu’on le souhaite sans jamais obtenir $0$, sa caractéristique est donc nulle. En revanche, dans le corps $\mathbb{F}_5$, on a $1+1+1+1+1 = 5 \equiv 0 \pmod 5$, donc sa caractéristique est 5.
Comme nous l’avons vu précédemment, la structure de corps impose une contrainte très forte sur les valeurs possibles de la caractéristique.
La caractéristique d’un corps $K$ est soit 0, soit un nombre premier $p$.
La preuve repose sur le fait qu’un corps est un anneau intègre (sans diviseur de zéro). Si la caractéristique $n$ était un nombre composé, $n=ab$ avec $1 < a, b < n$, alors on aurait $(a \cdot 1_K) \times (b \cdot 1_K) = (ab) \cdot 1_K = n \cdot 1_K = 0_K$. L'intégrité du corps impliquerait que $a \cdot 1_K = 0_K$ ou $b \cdot 1_K = 0_K$, ce qui contredirait la minimalité de $n$. Donc $n$ doit être premier (ou nul).
Pour les corps finis, la possibilité d’une caractéristique nulle est immédiatement écartée.
Tout corps fini $K$ a une caractéristique non nulle. Par conséquent, la caractéristique de tout corps fini est un nombre premier $p$.
Considérons la suite d’éléments $S = \{k \cdot 1_K \mid k \in \mathbb{N}^*\}$. Comme $K$ est un ensemble fini, la suite $S$ ne peut pas contenir une infinité d’éléments distincts. Il doit donc exister des entiers $i > j \ge 1$ tels que $i \cdot 1_K = j \cdot 1_K$. En soustrayant, on obtient $(i-j) \cdot 1_K = 0_K$. L’entier $n = i-j$ est strictement positif. L’ensemble des entiers positifs $k$ tels que $k \cdot 1_K = 0_K$ est donc non vide. Il admet un plus petit élément, qui est par définition la caractéristique de $K$. Elle est donc finie et non nulle, et d’après le théorème précédent, c’est un nombre premier.
2. Sous-corps Premier et Structure d’Espace Vectoriel
La caractéristique $p$ d’un corps fini $K$ n’est pas juste un nombre. Elle induit l’existence d’une copie du corps $\mathbb{F}_p$ à l’intérieur même de $K$.
Le sous-corps premier d’un corps $K$ est le plus petit sous-corps de $K$. C’est l’intersection de tous les sous-corps de $K$.
Soit $K$ un corps de caractéristique $p > 0$. Alors son sous-corps premier est isomorphe à $\mathbb{F}_p$.
Considérons l’application (morphisme d’anneau) $\phi : \mathbb{Z} \to K$ définie par $\phi(k) = k \cdot 1_K$.
L’image de ce morphisme, $\text{Im}(\phi) = \{k \cdot 1_K \mid k \in \mathbb{Z}\}$, est un sous-anneau de $K$.
Le noyau de ce morphisme, $\ker(\phi)$, est l’ensemble des entiers $k$ tels que $k \cdot 1_K = 0_K$. Par définition de la caractéristique $p$, cet ensemble est précisément l’idéal engendré par $p$, c’est-à-dire $p\mathbb{Z}$.
Par le premier théorème d’isomorphisme pour les anneaux, on a :
$$ \mathbb{Z}/\ker(\phi) \cong \text{Im}(\phi) \implies \mathbb{Z}/p\mathbb{Z} \cong \text{Im}(\phi) $$
Puisque $p$ est un nombre premier, nous savons que $\mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ (que nous notons $\mathbb{F}_p$) est un corps. L’image $\text{Im}(\phi)$ est donc un sous-anneau de $K$ qui est isomorphe à un corps, c’est donc un sous-corps de $K$.
Ce sous-corps est engendré par $1_K$. Tout autre sous-corps de $K$ doit contenir $1_K$ et être stable par addition, il doit donc contenir tous les éléments de la forme $k \cdot 1_K$. Par conséquent, $\text{Im}(\phi)$ est contenu dans tous les sous-corps de $K$. C’est bien le plus petit d’entre eux : le sous-corps premier.
Ce résultat est absolument fondamental. Il signifie que tout corps fini de caractéristique $p$ peut être vu comme une extension de $\mathbb{F}_p$. Cette perspective ouvre la voie à l’utilisation des outils de l’algèbre linéaire.
Soit $K$ un corps fini de caractéristique $p$. Alors $K$ peut être muni d’une structure de $\mathbb{F}_p$-espace vectoriel.
Pour définir une structure d’espace vectoriel, il nous faut un ensemble de « vecteurs », un corps de « scalaires », une addition de vecteurs et une multiplication par un scalaire.
- Vecteurs : L’ensemble des vecteurs est le corps $K$ lui-même. L’addition des vecteurs est simplement l’addition $(+)$ du corps $K$. On sait déjà que $(K, +)$ est un groupe abélien.
- Scalaires : Le corps des scalaires est le sous-corps premier de $K$, que nous identifions à $\mathbb{F}_p$.
- Multiplication externe : On définit la multiplication d’un « vecteur » $x \in K$ par un « scalaire » $\lambda \in \mathbb{F}_p$ par : $$ \lambda \cdot x = (\lambda \cdot 1_K) \times_K x $$ où $\times_K$ est la multiplication dans le corps $K$.
3. Conséquence Majeure : La Cardinalité d’un Corps Fini
La découverte que tout corps fini est un espace vectoriel sur son sous-corps premier est le point culminant qui nous permet de déterminer le nombre d’éléments que peut contenir un tel corps.
Le nombre d’éléments (l’ordre ou la cardinalité) d’un corps fini $K$ est de la forme $p^n$, où $p$ est sa caractéristique (un nombre premier) et $n$ est un entier strictement positif.
Soit $K$ un corps fini et $p = \text{car}(K)$. D’après le théorème précédent, $K$ est un espace vectoriel sur son sous-corps premier $\mathbb{F}_p$.
Puisque $K$ est un ensemble fini, il ne peut être qu’un espace vectoriel de dimension finie sur $\mathbb{F}_p$. Soit $n$ cette dimension.
Dire que la dimension est $n$ signifie qu’il existe une base de $K$ sur $\mathbb{F}_p$, c’est-à-dire une famille de $n$ vecteurs $\{e_1, e_2, \dots, e_n\}$ de $K$ qui est libre et génératrice.
Tout élément $x \in K$ peut s’écrire de manière unique comme une combinaison linéaire des vecteurs de la base, avec des coefficients dans le corps des scalaires $\mathbb{F}_p$ :
$$ x = \lambda_1 e_1 + \lambda_2 e_2 + \dots + \lambda_n e_n $$
où $\lambda_1, \lambda_2, \dots, \lambda_n \in \mathbb{F}_p$.
Pour déterminer le nombre total d’éléments dans $K$, il suffit de compter combien de telles combinaisons linéaires uniques nous pouvons former.
- Pour le coefficient $\lambda_1$, il y a $p$ choix possibles (les $p$ éléments de $\mathbb{F}_p$).
- Pour le coefficient $\lambda_2$, il y a $p$ choix possibles.
- …
- Pour le coefficient $\lambda_n$, il y a $p$ choix possibles.
Conclusion et Perspectives
Ce théorème est une contrainte extraordinairement puissante. Il n’existe pas de corps à 6, 10 ou 12 éléments. Un corps fini ne peut avoir qu’un nombre d’éléments qui est une puissance d’un nombre premier : 2, 3, 4 ($=2^2$), 5, 7, 8 ($=2^3$), 9 ($=3^2$), 11, 13, 16 ($=2^4$), etc.
Nous savons maintenant que si un corps fini existe, son ordre doit être de la forme $p^n$. Les questions qui restent sont :
- Pour toute puissance d’un premier $q = p^n$, existe-t-il réellement un corps fini ayant $q$ éléments ?
- Si un tel corps existe, est-il unique ?