Classes de Conjugaison dans le Groupe Symétrique Sₙ

Introduction à la Conjugaison

En théorie des groupes, l’action d’un groupe sur lui-même par conjugaison est l’une des notions les plus fondamentales. Elle permet de classer les éléments du groupe selon leurs propriétés structurelles. Deux éléments sont dits « conjugués » s’ils sont essentiellement les mêmes, à un « changement de point de vue » près (représenté par l’élément de conjugaison).

Cette action partitionne le groupe en orbites appelées classes de conjugaison. L’étude de ces classes est cruciale : leur nombre, leur taille et la nature de leurs éléments révèlent des informations profondes sur la structure du groupe, notamment sur ses sous-groupes distingués et sa table de caractères en théorie des représentations.

Dans le groupe symétrique $\mathcal{S}_n$, la notion de conjugaison prend une signification combinatoire particulièrement belle et intuitive : elle est directement liée à la structure des permutations en cycles disjoints.

Définition : Classes de Conjugaison

Soit $G$ un groupe. Deux éléments $a, b \in G$ sont dits conjugués s’il existe un élément $g \in G$ tel que $b = gag^{-1}$.

La relation « être conjugué à » est une relation d’équivalence. Les classes d’équivalence pour cette relation sont appelées les classes de conjugaison de $G$.

Théorème Fondamental : Conjugaison dans $\mathcal{S}_n$

Deux permutations $\sigma, \tau \in \mathcal{S}_n$ sont conjuguées si et seulement si elles ont la même structure de cycles.

La structure de cycles (ou type de cycles) d’une permutation est la donnée des longueurs de ses cycles dans sa décomposition en produit de cycles à supports disjoints. On la représente souvent par une partition de l’entier $n$. Par exemple, dans $\mathcal{S}_7$, la permutation $(1 \ 2 \ 3)(4 \ 5)(6)(7)$ a une structure de cycles $(3, 2, 1, 1)$, ce qui correspond à la partition $7 = 3 + 2 + 1 + 1$.

Démonstration du Théorème

Sens direct : Deux permutations conjuguées ont la même structure de cycles

Cette partie repose sur une formule de calcul essentielle. Soit $\sigma \in \mathcal{S}_n$ et $g \in \mathcal{S}_n$. Considérons le conjugué $\tau = g\sigma g^{-1}$. Si la décomposition de $\sigma$ en cycles disjoints est $\sigma = c_1 \circ c_2 \circ \dots \circ c_k$, alors : $$ \tau = g(c_1 \circ c_2 \circ \dots \circ c_k)g^{-1} = (gc_1g^{-1}) \circ (gc_2g^{-1}) \circ \dots \circ (gc_kg^{-1}) $$ Maintenant, calculons le conjugué d’un seul cycle. Si $c = (a_1 \ a_2 \ \dots \ a_m)$ est un $m$-cycle, alors : $$ gcg^{-1} = (g(a_1) \ g(a_2) \ \dots \ g(a_m)) $$ Le conjugué d’un $m$-cycle est donc un autre $m$-cycle. Par conséquent, si $\sigma$ est un produit de cycles de longueurs $l_1, l_2, \dots, l_k$, son conjugué $\tau$ sera un produit de cycles de mêmes longueurs $l_1, l_2, \dots, l_k$. Les deux permutations ont bien la même structure de cycles.

Réciproque : Deux permutations ayant la même structure de cycles sont conjuguées

Soient $\sigma$ et $\tau$ deux permutations avec la même structure de cycles. Écrivons leurs décompositions en cycles disjoints, en les ordonnant par longueur de cycle croissante : $$ \sigma = (a_{11} \ \dots \ a_{1l_1}) \circ (a_{21} \ \dots \ a_{2l_2}) \circ \dots $$ $$ \tau = (b_{11} \ \dots \ b_{1l_1}) \circ (b_{21} \ \dots \ b_{2l_2}) \circ \dots $$ Puisqu’elles ont la même structure, les longueurs des cycles correspondants sont les mêmes ($l_1, l_2, \dots$). Nous cherchons une permutation $g$ telle que $\tau = g\sigma g^{-1}$. D’après la formule ci-dessus, il suffit de trouver $g$ telle que : $$ g(a_{ij}) = b_{ij} \quad \text{pour tous les indices } i, j $$ On peut définir une telle application $g$ sur tous les éléments $\{1, \dots, n\}$ qui apparaissent dans les décompositions. Comme les ensembles d’éléments $\{a_{ij}\}$ et $\{b_{ij}\}$ sont tous deux l’ensemble complet $\{1, \dots, n\}$, cette application $g$ est bien une permutation de $\mathcal{S}_n$. Cette permutation $g$ ainsi construite vérifie par définition la condition requise.

Dénombrement et Exemples

Le théorème fondamental a une conséquence directe et puissante : le nombre de classes de conjugaison dans $\mathcal{S}_n$ est exactement le nombre de façons de décomposer $n$ en une somme d’entiers, c’est-à-dire le nombre de partitions de $n$, noté $p(n)$.

Exemple : Les classes de conjugaison de $\mathcal{S}_4$

L’entier 4 a 5 partitions : $4$, $3+1$, $2+2$, $2+1+1$, $1+1+1+1$. Il y a donc 5 classes de conjugaison dans $\mathcal{S}_4$.

Partition de 4 Structure de Cycles Exemple de Permutation Taille de la Classe
$1+1+1+1$ Quatre points fixes $Id$ 1
$2+1+1$ Une transposition $(1 \ 2)$ $\binom{4}{2} = 6$
$3+1$ Un 3-cycle $(1 \ 2 \ 3)$ $\binom{4}{3} \times 2! = 8$
$2+2$ Double transposition $(1 \ 2)(3 \ 4)$ $\frac{1}{2}\binom{4}{2}\binom{2}{2} = 3$
$4$ Un 4-cycle $(1 \ 2 \ 3 \ 4)$ $\binom{4}{4} \times 3! = 6$

Vérification : La somme des tailles des classes est $1 + 6 + 8 + 3 + 6 = 24 = 4!$, comme attendu.

Formule Générale pour la Taille d’une Classe

La taille de la classe de conjugaison associée à une structure de cycles contenant $k_1$ cycles de longueur 1, $k_2$ cycles de longueur 2, …, $k_n$ cycles de longueur $n$ (avec $\sum_{i=1}^n i \cdot k_i = n$) est donnée par la formule : $$ \frac{n!}{\prod_{i=1}^n i^{k_i} \cdot k_i!} $$ Cette formule provient d’un argument combinatoire ou de l’équation aux classes, en calculant la taille du centralisateur d’une permutation.

Conclusion : L’Anatomie des Permutations

L’étude des classes de conjugaison dans $\mathcal{S}_n$ nous offre une véritable « anatomie » des permutations. Elle montre que la structure profonde d’une permutation, du point de vue de la théorie des groupes, n’est rien d’autre que sa structure de cycles. Cette correspondance parfaite entre une notion algébrique (la conjugaison) et une notion combinatoire (la structure de cycles) est l’une des raisons de la richesse et de l’élégance du groupe symétrique.

Cette compréhension est indispensable dans des domaines plus avancés comme la théorie des représentations des groupes finis, où les caractères (les traces des matrices de représentation) sont constants sur les classes de conjugaison. La classification simple des classes de $\mathcal{S}_n$ simplifie donc grandement l’étude de ses représentations.