Classification des Corps Finis
Après avoir exploré les notions de caractéristique, de construction par quotient, de polynôme minimal, de corps de rupture et de décomposition, et enfin la structure cyclique du groupe multiplicatif, nous possédons tous les outils pour énoncer le grand théorème de classification des corps finis. Ce théorème, parfois appelé théorème de Moore, est l’un des joyaux de l’algèbre.
Il répond de manière définitive à trois questions fondamentales :
- Quels sont les cardinaux possibles pour un corps fini ?
- Pour un cardinal autorisé, existe-t-il un corps fini de ce cardinal ?
- Si un tel corps existe, est-il unique ?
La réponse est d’une simplicité et d’une beauté remarquables.
1. Le Théorème de Classification
1. Cardinalité : Le cardinal d’un corps fini est toujours de la forme $p^n$, où $p$ est un nombre premier (sa caractéristique) and $n$ est un entier strictement positif (sa dimension sur son sous-corps premier).
2. Existence : Pour tout nombre premier $p$ et tout entier $n \ge 1$, il existe un corps fini de cardinal $q = p^n$.
3. Unicité : Deux corps finis ayant le même cardinal sont toujours isomorphes.
Ce théorème nous permet de parler sans ambiguïté du corps fini à $q=p^n$ éléments. On le note universellement $\mathbb{F}_q$ ou $GF(q)$ (pour « Galois Field »). Il n’y a pas d’autre structure de corps possible pour ce cardinal.
2. Synthèse des Arguments de Preuve
La preuve de ce théorème est une synthèse de tout ce que nous avons établi dans les chapitres précédents.
Partie 1 : Cardinalité
Cet argument a été détaillé dans le chapitre sur la caractéristique. Soit $K$ un corps fini.
- $K$ a une caractéristique non nulle, qui doit être un nombre premier $p$.
- $K$ contient donc une copie de $\mathbb{F}_p = \mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ comme sous-corps premier.
- $K$ peut être vu comme un espace vectoriel sur son sous-corps premier $\mathbb{F}_p$.
- Puisque $K$ est fini, sa dimension en tant que $\mathbb{F}_p$-espace vectoriel doit être finie, disons $n$.
- En tant qu’espace vectoriel de dimension $n$ sur un corps à $p$ éléments, $K$ possède exactement $p^n$ éléments.
Partie 2 et 3 : Existence et Unicité
Ces deux points sont prouvés simultanément en utilisant le concept de corps de décomposition.
- On a montré que le corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$ est précisément l’ensemble des racines du polynôme $P(X) = X^{p^n} – X$ sur $\mathbb{F}_p$.
- Existence : Le théorème de Kronecker garantit qu’il existe un corps de décomposition pour n’importe quel polynôme. En particulier, il existe un corps $L$ qui est le corps de décomposition de $P(X)$ sur $\mathbb{F}_p$. On peut montrer que les racines de ce polynôme forment bien un corps, qui est exactement $L$. Ce corps a $p^n$ éléments. L’existence est donc assurée.
- Unicité : Supposons que $K$ est un corps fini quelconque de cardinal $p^n$. Alors son groupe multiplicatif $K^*$ a $p^n-1$ éléments. Par le théorème de Lagrange, tout $x \in K^*$ vérifie $x^{p^n-1}=1$. En multipliant par $x$, on obtient $x^{p^n}=x$. Cette équation est aussi trivialement vraie pour $x=0$. Donc, tous les éléments de $K$ sont des racines du polynôme $X^{p^n}-X$. Puisque $K$ a $p^n$ éléments, il est exactement l’ensemble de ces racines. $K$ est donc un corps de décomposition de $X^{p^n}-X$. Or, nous savons que les corps de décomposition d’un polynôme sur un corps donné sont tous isomorphes. Par conséquent, tous les corps de cardinal $p^n$ sont isomorphes.
3. La Structure des Sous-Corps
Maintenant que nous savons que pour chaque $q=p^n$, il existe un unique corps $\mathbb{F}_q$, une question naturelle se pose : quelles sont les relations entre ces corps ? Quand $\mathbb{F}_{p^k}$ est-il un sous-corps de $\mathbb{F}_{p^n}$ ? La réponse est, encore une fois, d’une grande simplicité.
Soit $\mathbb{F}_{p^n}$ un corps fini.
Le corps $\mathbb{F}_{p^k}$ est un sous-corps de $\mathbb{F}_{p^n}$ si et seulement si $k$ divise $n$.
De plus, si $k$ divise $n$, ce sous-corps est unique.
La structure des sous-corps d’un corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$ est donc en correspondance parfaite avec la structure des diviseurs de l’entier $n$.
Exemple : Sous-corps de $\mathbb{F}_{2^{30}}$
Les diviseurs de 30 sont 1, 2, 3, 5, 6, 10, 15, 30.
Les sous-corps de $\mathbb{F}_{2^{30}}$ sont donc exactement :
$$ \mathbb{F}_{2^1}, \mathbb{F}_{2^2}, \mathbb{F}_{2^3}, \mathbb{F}_{2^5}, \mathbb{F}_{2^6}, \mathbb{F}_{2^{10}}, \mathbb{F}_{2^{15}}, \mathbb{F}_{2^{30}} $$
Le diagramme d’inclusion de ces corps (treillis des sous-corps) est identique au diagramme de divisibilité de 30 (treillis des diviseurs).
4. Conclusion : Un Monde Parfaitement Connu
La théorie des corps finis est un exemple rare en mathématiques d’un domaine qui est « complet ». Nous avons une classification totale et une compréhension profonde de la structure de chaque objet.
- Additivement, $\mathbb{F}_{p^n}$ est un espace vectoriel.
- Multiplicativement, $\mathbb{F}_{p^n}^*$ est un groupe cyclique.
- Algébriquement, sa structure de sous-corps est entièrement dictée par l’arithmétique des entiers.
Cette perfection structurelle n’est pas seulement une curiosité théorique. C’est elle qui rend les corps finis si fiables et si utiles dans des domaines aussi concrets que la transmission de données (codes correcteurs), la sécurité informatique (cryptographie) et la conception d’expériences (plans factoriels). C’est un monde fini, mais aux applications infinies.