Introduction à la Construction de l’Anneau Quotient
En mathématiques, l’une des idées les plus puissantes est celle de « quotienter » une structure par une autre. L’objectif est de simplifier un objet complexe en identifiant ou en « regroupant » certains de ses éléments. On cherche à considérer comme « égaux » des éléments qui partagent une propriété commune. Cette approche est omniprésente en algèbre.
L’exemple le plus familier est celui de l’arithmétique modulaire. Dans l’anneau des entiers $\mathbb{Z}$, lorsque nous travaillons « modulo $n$ », nous décidons de ne plus distinguer deux entiers s’ils ont le même reste dans la division euclidienne par $n$. Par exemple, modulo 5, les entiers 2, 7, 12, -3 sont tous considérés comme appartenant à la même « classe ». L’ensemble de ces classes forme un nouvel anneau, noté $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$, qui est beaucoup plus simple que $\mathbb{Z}$ (il est fini).
La construction de l’anneau quotient généralise cette idée à n’importe quel anneau. Elle permet de « tuer » une partie de la structure de l’anneau pour en révéler une autre, plus simple ou différente. Pour que cette construction ait un sens et produise un nouvel anneau, on ne peut pas quotienter par n’importe quel sous-ensemble. La structure adéquate pour cela est l’idéal, qui joue un rôle analogue à celui des sous-groupes distingués dans la théorie des groupes.
Les Idéaux : La Clé du Quotient
Pourquoi ne peut-on pas simplement quotienter un anneau $A$ par un sous-anneau $B$ ? La raison est que la structure de multiplication doit être préservée. Un idéal est une structure plus forte qu’un sous-anneau, conçue spécifiquement pour que les opérations du quotient soient bien définies.
Soit $(A, +, \times)$ un anneau commutatif. Un sous-ensemble non vide $I$ de $A$ est un idéal de $A$ s’il vérifie les deux conditions suivantes :
- $(I, +)$ est un sous-groupe de $(A, +)$. C’est-à-dire :
- $0_A \in I$.
- Pour tous $x, y \in I$, $x+y \in I$.
- Pour tout $x \in I$, $-x \in I$. (Cette condition peut être combinée avec la précédente en exigeant que $x-y \in I$).
- Propriété d’absorption : Pour tout $a \in A$ et pour tout $x \in I$, le produit $a \times x$ est dans $I$. $$ \forall a \in A, \forall x \in I, \quad a \cdot x \in I $$
La propriété d’absorption est cruciale. Elle dit que $I$ « avale » la multiplication par n’importe quel élément de l’anneau $A$, pas seulement par les éléments de $I$. C’est ce qui distingue un idéal d’un simple sous-anneau.
Exemples d’Idéaux
- Idéaux triviaux : Dans tout anneau $A$, $\{0_A\}$ et $A$ lui-même sont toujours des idéaux.
- Dans $\mathbb{Z}$ : Pour tout entier $n \in \mathbb{Z}$, l’ensemble $n\mathbb{Z} = \{ nk \mid k \in \mathbb{Z} \}$ est un idéal de $\mathbb{Z}$. En fait, ce sont les seuls idéaux de $\mathbb{Z}$. On dit que $\mathbb{Z}$ est un anneau principal.
- Dans $K[X]$ : Pour tout polynôme $P \in K[X]$, l’ensemble $(P) = \{ P(X)Q(X) \mid Q(X) \in K[X] \}$ (l’ensemble des multiples de $P$) est un idéal de $K[X]$. Comme $\mathbb{Z}$, $K[X]$ est aussi un anneau principal, donc tous ses idéaux sont de cette forme.
- Noyau d’un morphisme : Si $f: A \to B$ est un morphisme d’anneaux, alors son noyau $\ker(f) = \{a \in A \mid f(a) = 0_B\}$ est un idéal de $A$. C’est une source très importante d’idéaux.
La Relation d’Équivalence Modulo un Idéal
Un idéal $I$ nous permet de définir une relation d’équivalence sur l’anneau $A$, qui formalise l’idée de « considérer comme égaux » les éléments qui ne diffèrent que par un élément de $I$.
Soit $I$ un idéal d’un anneau $A$. Pour deux éléments $a, b \in A$, on dit que $a$ est congru à $b$ modulo $I$, et on note $a \equiv b \pmod{I}$, si leur différence $a-b$ appartient à $I$. $$ a \equiv b \pmod{I} \iff a-b \in I $$
La relation de congruence modulo $I$ est une relation d’équivalence sur $A$.
Démonstration :
- Réflexivité : Pour tout $a \in A$, $a-a = 0_A$. Comme $I$ est un sous-groupe, $0_A \in I$. Donc $a \equiv a \pmod{I}$.
- Symétrie : Soient $a, b \in A$ tels que $a \equiv b \pmod{I}$. Cela signifie que $a-b \in I$. Comme $I$ est un sous-groupe, l’opposé de $a-b$, qui est $-(a-b) = b-a$, est aussi dans $I$. Donc $b \equiv a \pmod{I}$.
- Transitivité : Soient $a, b, c \in A$ tels que $a \equiv b \pmod{I}$ et $b \equiv c \pmod{I}$. Cela signifie que $a-b \in I$ et $b-c \in I$. Comme $I$ est un sous-groupe, la somme de ces deux éléments, $(a-b)+(b-c) = a-c$, est aussi dans $I$. Donc $a \equiv c \pmod{I}$.
Cette relation d’équivalence partitionne l’anneau $A$ en classes d’équivalence. La classe d’équivalence d’un élément $a \in A$ est l’ensemble de tous les éléments de $A$ qui lui sont congrus. On la note $\bar{a}$ ou $a+I$. $$ \bar{a} = a+I = \{ a+x \mid x \in I \} $$ L’ensemble de toutes ces classes d’équivalence est appelé l’ensemble quotient et est noté $A/I$.
Construction de l’Anneau Quotient $A/I$
Nous allons maintenant définir une structure d’anneau sur l’ensemble quotient $A/I$. Pour cela, nous devons définir une addition et une multiplication sur les classes d’équivalence. L’idée naturelle est de le faire via leurs représentants.
Soit $A/I$ l’ensemble quotient de $A$ par l’idéal $I$. On définit deux opérations sur $A/I$ :
- Addition : Pour toutes classes $\bar{a}, \bar{b} \in A/I$, on pose : $$ \bar{a} + \bar{b} = \overline{a+b} $$
- Multiplication : Pour toutes classes $\bar{a}, \bar{b} \in A/I$, on pose : $$ \bar{a} \times \bar{b} = \overline{a \times b} $$
Un point crucial doit être vérifié : ces définitions sont-elles bien définies ? En d’autres termes, le résultat dépend-il du choix des représentants $a$ et $b$ pour les classes $\bar{a}$ et $\bar{b}$ ? Si nous choisissons d’autres représentants, $a’$ pour $\bar{a}$ et $b’$ pour $\bar{b}$, obtenons-nous la même classe résultat ? C’est ici que la propriété d’absorption de l’idéal devient indispensable.
Soient $a, a’, b, b’ \in A$ tels que $\bar{a} = \bar{a’}$ et $\bar{b} = \bar{b’}$. Alors :
- $\overline{a+b} = \overline{a’+b’}$
- $\overline{a \times b} = \overline{a’ \times b’}$
Démonstration :
$\bar{a} = \bar{a’}$ signifie $a-a’ \in I$. De même, $\bar{b} = \bar{b’}$ signifie $b-b’ \in I$.
Donc il existe $i, j \in I$ tels que $a-a’ = i$ et $b-b’ = j$. On a $a = a’+i$ et $b = b’+j$.
- Pour l’addition :
$(a+b) – (a’+b’) = (a-a’) + (b-b’) = i+j$. Comme $I$ est un groupe, $i+j \in I$. Donc $\overline{a+b} = \overline{a’+b’}$. L’addition est bien définie. - Pour la multiplication :
$a \times b – a’ \times b’ = (a’+i)(b’+j) – a’b’ = a’b’ + a’j + ib’ + ij – a’b’ = a’j + ib’ + ij$.
– Comme $j \in I$ et $a’ \in A$, par la propriété d’absorption, $a’j \in I$.
– Comme $i \in I$ et $b’ \in A$, par la propriété d’absorption, $ib’ \in I$.
– Comme $i, j \in I$, leur produit $ij$ est aussi dans $I$ (car $i \in A$).
La somme de ces trois termes, $a’j + ib’ + ij$, est donc dans $I$ car $I$ est stable par addition. Donc $\overline{a \times b} = \overline{a’ \times b’}$. La multiplication est bien définie.
Maintenant que nous savons que les opérations sont cohérentes, nous pouvons énoncer le résultat principal.
Muni des lois d’addition et de multiplication définies ci-dessus, l’ensemble $(A/I, +, \times)$ est un anneau commutatif unitaire.
- L’élément neutre pour l’addition est la classe $\bar{0} = 0+I = I$.
- L’élément neutre pour la multiplication est la classe $\bar{1} = 1+I$.
Théorèmes d’Isomorphisme et Exemples Fondamentaux
La construction de l’anneau quotient est intimement liée aux morphismes d’anneaux par le biais du premier théorème d’isomorphisme.
Soit $f: A \to B$ un morphisme d’anneaux. Alors le noyau de $f$, $\ker(f)$, est un idéal de $A$, et l’anneau quotient $A/\ker(f)$ est isomorphe à l’image de $f$, $\text{Im}(f)$. $$ A/\ker(f) \cong \text{Im}(f) $$
Exemple 1 : L’anneau $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$
C’est l’exemple prototypique. L’idéal est $n\mathbb{Z}$. L’anneau quotient $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est l’ensemble des classes d’équivalence modulo $n$.
$$ \mathbb{Z}/n\mathbb{Z} = \{ \bar{0}, \bar{1}, \bar{2}, \dots, \overline{n-1} \} $$
Les opérations sont l’addition et la multiplication modulo $n$. Par exemple, dans $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$ :
$\bar{3} + \bar{4} = \overline{3+4} = \bar{7} = \bar{1}$.
$\bar{3} \times \bar{4} = \overline{3 \times 4} = \overline{12} = \bar{0}$.
Cet exemple montre que $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$ n’est pas intègre, car $\bar{3} \neq \bar{0}$ et $\bar{4} \neq \bar{0}$ mais leur produit est $\bar{0}$.
Une propriété fondamentale est que $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est un corps si et seulement si $n$ est un nombre premier.
Exemple 2 : Construction de corps à partir de polynômes
Cette application est l’une des plus importantes. Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme de $K[X]$. On considère l’idéal $(P)$ engendré par $P$. L’anneau quotient $K[X]/(P)$ est l’ensemble des classes de polynômes modulo $P$. Tout polynôme $A(X)$ est congru au reste de sa division euclidienne par $P(X)$. Si $\deg(P)=d$, alors tout élément de $K[X]/(P)$ peut être représenté de manière unique par un polynôme de degré strictement inférieur à $d$.
L’anneau quotient $K[X]/(P)$ est un corps si et seulement si le polynôme $P(X)$ est irréductible sur $K$.
Application 1 : Construction de $\mathbb{C}$
Considérons l’anneau $\mathbb{R}[X]$ et le polynôme $P(X) = X^2+1$. Ce polynôme est irréductible sur $\mathbb{R}$ car son discriminant est négatif.
Par le théorème précédent, l’anneau quotient $\mathbb{R}[X]/(X^2+1)$ est un corps.
Les éléments de ce corps sont les classes de polynômes de degré au plus 1. Un élément typique est de la forme $\overline{aX+b}$ avec $a, b \in \mathbb{R}$.
Dans ce quotient, la classe de $X$, notée $\bar{X}$, vérifie une relation remarquable :
$$ \bar{X}^2 + \bar{1} = \overline{X^2+1} = \bar{0} $$
Donc $\bar{X}^2 = -\bar{1}$. La classe $\bar{X}$ se comporte exactement comme le nombre imaginaire $i$.
L’isomorphisme $f: \mathbb{R}[X]/(X^2+1) \to \mathbb{C}$ est donné par $f(\overline{aX+b}) = ai+b$.
Nous avons ainsi construit le corps des nombres complexes à partir des réels.
Application 2 : Construction de corps finis
Soit $K = \mathbb{Z}/2\mathbb{Z} = \mathbb{F}_2$, le corps à deux éléments $\{0, 1\}$.
Considérons le polynôme $P(X) = X^2+X+1 \in \mathbb{F}_2[X]$. Ce polynôme est de degré 2. Est-il irréductible ? Il suffit de tester s’il a des racines dans $\mathbb{F}_2$.
$P(0) = 0^2+0+1 = 1 \neq 0$.
$P(1) = 1^2+1+1 = 1 \neq 0$.
Il n’a pas de racine, donc il est irréductible.
L’anneau quotient $\mathbb{F}_2[X]/(X^2+X+1)$ est donc un corps. Les éléments sont représentés par les polynômes de degré au plus 1 : $0, 1, X, X+1$.
C’est un corps à $2^2=4$ éléments, noté $\mathbb{F}_4$. La classe $\alpha = \bar{X}$ vérifie $\alpha^2+\alpha+1=0$, soit $\alpha^2=\alpha+1$. On peut construire la table de multiplication de ce corps.