Construction des Corps Finis : Polynômes Irréductibles et Corps de Rupture

Construction des Corps Finis

Dans le chapitre précédent, nous avons établi un résultat fondamental et contraignant : le nombre d’éléments d’un corps fini, s’il existe, doit être une puissance d’un nombre premier, $q = p^n$. Nous avons déjà les corps $\mathbb{F}_p$ pour $n=1$. Mais qu’en est-il des autres cas ? Existe-t-il un corps à $4 = 2^2$ éléments ? Un corps à $9 = 3^2$ éléments ?

Ce chapitre répond par l’affirmative en présentant la méthode générale de construction de ces corps. L’idée, géniale et profonde, est de reproduire la construction de $\mathbb{C}$ à partir de $\mathbb{R}$. Rappelons que $\mathbb{C} = \mathbb{R}[X]/\langle X^2+1 \rangle$, où $X^2+1$ est un polynôme irréductible sur $\mathbb{R}$. Nous allons généraliser cette approche en utilisant des polynômes à coefficients dans $\mathbb{F}_p$.

1. L’Outil Principal : les Anneaux de Polynômes

La construction des corps finis repose entièrement sur les propriétés des anneaux de polynômes et de leurs quotients. L’analogie entre l’anneau des entiers $\mathbb{Z}$ et l’anneau des polynômes $K[X]$ (où $K$ est un corps) est la clé de voûte de la méthode.

  • Dans $\mathbb{Z}$, les éléments fondamentaux sont les nombres premiers.
  • Dans $K[X]$, les éléments correspondants sont les polynômes irréductibles.
Définition : Polynôme Irréductible

Soit $K$ un corps. Un polynôme $P(X) \in K[X]$ non constant est dit irréductible sur $K$ s’il ne peut pas s’écrire comme un produit de deux polynômes de $K[X]$ de degrés inférieurs.
Autrement dit, si $P(X) = A(X)B(X)$, alors soit $A(X)$, soit $B(X)$ est un polynôme constant (un élément de $K$).

Un polynôme réductible est donc un polynôme qui peut être « factorisé » en polynômes plus petits. Un polynôme de degré 2 ou 3 est irréductible sur $K$ si et seulement s’il n’a pas de racine dans $K$.

Tout comme le quotient $\mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ est un corps si et seulement si $p$ est premier, nous avons un résultat similaire pour les polynômes.

Théorème Fondamental de la Construction

Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme de $K[X]$. L’anneau quotient $K[X]/\langle P(X) \rangle$ est un corps si et seulement si le polynôme $P(X)$ est irréductible sur $K$.

De plus, si $\deg(P) = n$, alors ce nouveau corps est une extension de $K$ de dimension $n$ (vu comme un $K$-espace vectoriel).

Ce corps est appelé corps de rupture du polynôme $P(X)$. Il contient une copie de $K$ et au moins une racine de $P(X)$ (la classe de $X$).

2. La Recette de Construction d’un Corps $\mathbb{F}_{p^n}$

Le théorème précédent nous donne une méthode claire et systématique pour construire un corps fini de cardinal $p^n$ :

  1. Choisir le corps de base : On part du corps premier $\mathbb{F}_p = \mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$.
  2. Trouver un polynôme adéquat : On cherche un polynôme $P(X)$ à coefficients dans $\mathbb{F}_p$ qui soit irréductible sur $\mathbb{F}_p$ et de degré $n$. L’existence d’un tel polynôme pour tout $p$ et tout $n$ est un résultat non trivial de la théorie de Galois, que nous admettrons ici.
  3. Construire le quotient : On forme l’anneau quotient $K = \mathbb{F}_p[X]/\langle P(X) \rangle$. D’après le théorème, $K$ est un corps.
  4. Analyser les éléments : Les éléments de ce corps $K$ sont les classes d’équivalence de polynômes modulo $P(X)$. Chaque classe peut être représentée de manière unique par un polynôme de degré strictement inférieur à $n = \deg(P)$. Un élément $k \in K$ s’écrit donc : $$ k = a_{n-1}X^{n-1} + a_{n-2}X^{n-2} + \dots + a_1X + a_0 $$ où tous les coefficients $a_i$ appartiennent à $\mathbb{F}_p$.
  5. Compter les éléments : Pour former un élément de $K$, nous avons $p$ choix pour chacun des $n$ coefficients ($a_0, \dots, a_{n-1}$). Le nombre total d’éléments est donc : $$ |K| = \underbrace{p \times p \times \dots \times p}_{n \text{ fois}} = p^n $$

Nous avons bien construit un corps de cardinal $p^n$. Les opérations (addition et multiplication) dans ce corps sont les opérations polynomiales habituelles, suivies d’une réduction modulo $P(X)$ (équivalente à une division euclidienne par $P(X)$ et à la conservation du reste).

3. Exemples Détaillés

Appliquons cette recette à la construction de $\mathbb{F}_4$ et $\mathbb{F}_9$.

Construction de $\mathbb{F}_4$

Nous cherchons un corps à $4 = 2^2$ éléments. Ici, $p=2$ et $n=2$.

  1. Corps de base : $\mathbb{F}_2 = \{0, 1\}$.
  2. Polynôme irréductible : Nous cherchons un polynôme de degré 2 irréductible sur $\mathbb{F}_2$. Listons tous les polynômes de degré 2 :
    • $X^2$ (réductible, racine 0)
    • $X^2+1 = X^2+2X+1 = (X+1)^2$ (réductible, racine 1)
    • $X^2+X = X(X+1)$ (réductible, racines 0 et 1)
    • $X^2+X+1$ : Testons les racines. $P(0) = 1 \neq 0$, $P(1) = 1+1+1 = 1 \neq 0$. Ce polynôme n’a pas de racine dans $\mathbb{F}_2$, il est donc irréductible.
    Nous choisissons $P(X) = X^2+X+1$.
  3. Construction : Le corps est $\mathbb{F}_4 = \mathbb{F}_2[X]/\langle X^2+X+1 \rangle$.
  4. Éléments : Les éléments sont les polynômes de degré $< 2$ à coefficients dans $\mathbb{F}_2$. Ils sont de la forme $aX+b$ avec $a,b \in \{0,1\}$.
    La liste des éléments est :
    • $0 \cdot X + 0 = 0$
    • $0 \cdot X + 1 = 1$
    • $1 \cdot X + 0 = X$
    • $1 \cdot X + 1 = X+1$
    Pour simplifier la notation, posons $\alpha = X \pmod{P(X)}$. Alors $\mathbb{F}_4 = \{0, 1, \alpha, \alpha+1\}$.
  5. Calculs : Dans ce corps, la relation $X^2+X+1 \equiv 0$ devient $\alpha^2+\alpha+1 = 0$, soit $\alpha^2 = -\alpha-1 = \alpha+1$ (car on est en caractéristique 2, $-1=1$). Cette relation est la clé de tous les calculs.

Tables d’opérations de $\mathbb{F}_4$

L’addition est simple (penser à $1+1=0$).

+01$\alpha$$\alpha+1$
001$\alpha$$\alpha+1$
110$\alpha+1$$\alpha$
$\alpha$$\alpha$$\alpha+1$01
$\alpha+1$$\alpha+1$$\alpha$10

Pour la multiplication, on utilise $\alpha^2 = \alpha+1$.

×01$\alpha$$\alpha+1$
00000
101$\alpha$$\alpha+1$
$\alpha$0$\alpha$$\alpha^2 = \alpha+1$$\alpha^2+\alpha = (\alpha+1)+\alpha = 1$
$\alpha+1$0$\alpha+1$$\alpha^2+\alpha = 1$$(\alpha+1)^2 = \alpha^2+1 = (\alpha+1)+1=\alpha$

Construction de $\mathbb{F}_9$

Nous cherchons un corps à $9 = 3^2$ éléments. Ici, $p=3$ et $n=2$.

  1. Corps de base : $\mathbb{F}_3 = \{0, 1, 2\}$.
  2. Polynôme irréductible : Cherchons un polynôme de degré 2 irréductible sur $\mathbb{F}_3$. Prenons $P(X) = X^2+1$.
    Testons les racines : $P(0)=1$, $P(1)=1^2+1=2$, $P(2)=2^2+1=5\equiv 2$. Pas de racine, il est donc irréductible.
  3. Construction : Le corps est $\mathbb{F}_9 = \mathbb{F}_3[X]/\langle X^2+1 \rangle$.
  4. Éléments : Les éléments sont de la forme $aX+b$ avec $a,b \in \{0,1,2\}$. Posons $\alpha$ la classe de $X$. Les 9 éléments sont : $$ \{0, 1, 2, \alpha, \alpha+1, \alpha+2, 2\alpha, 2\alpha+1, 2\alpha+2 \} $$
  5. Calculs : La relation fondamentale est $\alpha^2+1=0$, soit $\alpha^2 = -1 = 2$.
    Exemple de multiplication : $(1+2\alpha)(2+\alpha) = 1 \cdot 2 + 1 \cdot \alpha + 2\alpha \cdot 2 + 2\alpha \cdot \alpha = 2 + \alpha + 4\alpha + 2\alpha^2$.
    En réduisant les coefficients modulo 3 ($4 \equiv 1$) :
    $= 2 + \alpha + \alpha + 2\alpha^2 = 2 + 2\alpha + 2\alpha^2$.
    En utilisant $\alpha^2=2$ :
    $= 2 + 2\alpha + 2(2) = 2 + 2\alpha + 4 = 2 + 2\alpha + 1 = 3 + 2\alpha = 2\alpha$.

4. Conclusion : Existence et Unicité

Nous avons démontré par une construction explicite qu’il est possible de créer des corps finis d’ordre $p^n$ qui ne sont pas des corps premiers. La méthode, basée sur les quotients d’anneaux de polynômes par un idéal engendré par un polynôme irréductible, est puissante et générale.

Cela répond à la première grande question : oui, pour toute puissance d’un nombre premier $q=p^n$, un corps fini d’ordre $q$ existe. La théorie de Galois va plus loin et garantit deux résultats extraordinaires que nous admettons :

Théorèmes Fondamentaux de la Théorie des Corps Finis
  1. Existence : Pour tout nombre premier $p$ et tout entier $n \ge 1$, il existe un corps fini de cardinal $p^n$.
  2. Unicité : Deux corps finis ayant le même nombre d’éléments sont toujours isomorphes.

En raison de cette unicité, on peut parler du corps fini à $q$ éléments, que l’on note universellement $\mathbb{F}_q$ ou $GF(q)$ (pour Galois Field). Chaque brique de ce monde fascinant est maintenant en place.