Corps de Décomposition d’un Polynôme
Le concept de corps de rupture nous a permis de construire une extension d’un corps $K$ dans laquelle un polynôme $P(X)$ admet au moins une racine. C’est une avancée majeure, mais la quête de la résolution d’équations n’est pas terminée. Un polynôme de degré $n$ peut avoir jusqu’à $n$ racines distinctes, et le corps de rupture n’en garantit qu’une seule.
Pour une compréhension complète d’un polynôme, nous devons trouver un corps qui contient toutes ses racines. Ce corps « idéal » est appelé le corps de décomposition. C’est dans ce corps que le polynôme se « décompose » entièrement en un produit de facteurs de degré 1. Cette notion est au cœur de la théorie de Galois et fournit la définition la plus élégante des corps finis.
1. Définition et Distinction avec le Corps de Rupture
Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme de $K[X]$ de degré $n \ge 1$.
On appelle corps de décomposition de $P(X)$ sur $K$ toute extension $L$ de $K$ qui satisfait les deux conditions suivantes :
- Le polynôme $P(X)$ est scindé dans $L[X]$. Cela signifie qu’il peut s’écrire comme un produit de facteurs du premier degré : $$ P(X) = c (X – \alpha_1)(X – \alpha_2)\dots(X – \alpha_n) $$ où $c \in K$ est le coefficient dominant et toutes les racines $\alpha_1, \dots, \alpha_n$ appartiennent à $L$.
- Le corps $L$ est engendré par $K$ et l’ensemble de toutes ces racines : $$ L = K(\alpha_1, \alpha_2, \dots, \alpha_n) $$ C’est donc le plus petit corps contenant $K$ et toutes les racines de $P(X)$.
Distinction clé :
- Corps de rupture $K(\alpha_1)$ : Le plus petit corps contenant une racine.
- Corps de décomposition $K(\alpha_1, \dots, \alpha_n)$ : Le plus petit corps contenant toutes les racines.
2. Existence, Unicité et Construction
Comme pour le corps de rupture, on peut démontrer qu’un tel corps existe toujours et qu’il est unique à isomorphisme près.
Pour tout corps $K$ et tout polynôme non constant $P(X) \in K[X]$, il existe un corps de décomposition pour $P(X)$ sur $K$. De plus, deux corps de décomposition de $P(X)$ sur $K$ sont toujours $K$-isomorphes.
La construction se fait par une succession de corps de rupture.
- On part de $K_0 = K$. Si $P(X)$ n’est pas déjà scindé dans $K_0$, on choisit un facteur irréductible $\pi_1(X)$ de $P(X)$ sur $K_0$.
- On construit un corps de rupture $K_1 = K_0[X]/\langle \pi_1(X) \rangle$. Dans $K_1$, $\pi_1(X)$ (et donc $P(X)$) a au moins une racine, disons $\alpha_1$. On a $P(X) = (X-\alpha_1)P_1(X)$ dans $K_1[X]$.
- On examine maintenant le polynôme $P_1(X)$ sur le corps $K_1$. S’il n’est pas scindé, on choisit un de ses facteurs irréductibles $\pi_2(X)$ sur $K_1$ et on construit le corps de rupture $K_2 = K_1[X]/\langle \pi_2(X) \rangle$. $K_2$ contient alors au moins une nouvelle racine, $\alpha_2$.
- On répète ce processus. À chaque étape, le degré du polynôme restant diminue. Le processus doit donc se terminer après au plus $n$ étapes. Le corps final $K_m$ contiendra toutes les racines $\alpha_1, \dots, \alpha_n$ et sera le corps de décomposition $L = K(\alpha_1, \dots, \alpha_n)$.
3. Exemples Illustratifs
Exemple 1 : Quand Rupture = Décomposition
- Corps et Polynôme : $K = \mathbb{R}$ et $P(X) = X^2+1$.
- Corps de rupture : $L_1 = \mathbb{R}[X]/\langle X^2+1 \rangle \cong \mathbb{C}$. Ce corps contient une racine, $i$.
- Factorisation : Dans $\mathbb{C}[X]$, on a $X^2+1 = (X-i)(X+i)$. L’autre racine, $-i$, est déjà dans $\mathbb{C}$.
- Conclusion : Le corps de rupture $\mathbb{R}(i)=\mathbb{C}$ contient déjà toutes les racines. Donc, $\mathbb{C}$ est aussi le corps de décomposition de $X^2+1$ sur $\mathbb{R}$.
Exemple 2 : Quand Rupture $\neq$ Décomposition
- Corps et Polynôme : $K = \mathbb{Q}$ et $P(X) = X^3-2$. Ce polynôme est irréductible sur $\mathbb{Q}$ (critère d’Eisenstein). Ses racines dans $\mathbb{C}$ sont $\sqrt[3]{2}$, $j\sqrt[3]{2}$ et $j^2\sqrt[3]{2}$, où $j = e^{2i\pi/3}$.
- Premier corps de rupture : On adjoint la racine réelle $\alpha_1 = \sqrt[3]{2}$. On obtient le corps $L_1 = \mathbb{Q}(\sqrt[3]{2})$. C’est une extension de degré 3 de $\mathbb{Q}$.
- Factorisation dans $L_1$ : Dans $L_1[X]$, on a $P(X) = (X – \sqrt[3]{2})(X^2 + \sqrt[3]{2}X + (\sqrt[3]{2})^2)$. Le corps $L_1$ est un sous-corps de $\mathbb{R}$ et les deux autres racines sont complexes. Donc, le facteur quadratique est irréductible sur $L_1$.
- Deuxième étape : On doit maintenant construire un corps de rupture pour $Q(X) = X^2 + \sqrt[3]{2}X + (\sqrt[3]{2})^2$ sur le corps $L_1$. On lui adjoint une racine, par exemple $\alpha_2 = j\sqrt[3]{2}$. Le corps final est $L = L_1(j\sqrt[3]{2}) = \mathbb{Q}(\sqrt[3]{2}, j\sqrt[3]{2})$.
- Conclusion : Le corps de décomposition est $L = \mathbb{Q}(\sqrt[3]{2}, j)$. C’est une extension de degré 6 sur $\mathbb{Q}$, alors que le corps de rupture était de degré 3.
4. Le Cas des Corps Finis : Une Définition Élégante
Pour les corps finis, la notion de corps de décomposition est particulièrement puissante. En fait, elle fournit la caractérisation la plus moderne et la plus fondamentale de ces structures.
Pour tout nombre premier $p$ et tout entier $n \ge 1$, le corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$ est le corps de décomposition du polynôme $$ P(X) = X^{p^n} – X $$ sur le corps premier $\mathbb{F}_p$.
Ce théorème est extraordinaire. Il nous dit trois choses :
- Existence : Il suffit de prouver qu’un corps de décomposition existe pour ce polynôme (ce qui est vrai) pour prouver que $\mathbb{F}_{p^n}$ existe.
- Unicité : Comme le corps de décomposition est unique à isomorphisme près, cela prouve que tous les corps à $p^n$ éléments sont isomorphes.
- Structure : Les $p^n$ éléments du corps $\mathbb{F}_{p^n}$ sont exactement les $p^n$ racines (qui s’avèrent être distinctes) du polynôme $X^{p^n} – X$.
Cette approche unifie toute la théorie. Au lieu de dépendre du choix d’un polynôme irréductible spécifique de degré $n$ pour la construction par quotient, on peut définir $\mathbb{F}_{p^n}$ de manière absolue comme « l’univers » dans lequel le polynôme $X^{p^n} – X$ se scinde complètement.