Corps de Rupture : Construire des Extensions de Corps pour Résoudre des Équations

Corps de Rupture d’un Polynôme

L’une des motivations historiques de l’algèbre a été la résolution d’équations polynomiales. L’équation $x^2 + 1 = 0$ n’a pas de solution dans le corps des nombres réels $\mathbb{R}$. Pour la résoudre, les mathématiciens ont « inventé » un nouveau nombre, $i$, et ont construit un corps plus grand, $\mathbb{C}$, qui contient $\mathbb{R}$ et ce nouveau nombre. Cette idée de « casser » un corps pour y ajouter une solution est formalisée par le concept de corps de rupture.

C’est l’outil théorique qui justifie et généralise la méthode de construction des corps finis $\mathbb{F}_{p^n}$ que nous avons esquissée. Il garantit que pour tout polynôme qui n’a pas de racine dans un corps de base, on peut systématiquement construire un corps plus grand qui en possède au moins une.

1. Définition Formelle

L’idée est de définir la plus petite « extension » possible d’un corps $K$ dans laquelle un polynôme donné $P(X)$ va admettre une racine.

Définition : Corps de Rupture

Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme de $K[X]$ de degré $\ge 1$.
On appelle corps de rupture de $P(X)$ sur $K$ toute extension $L$ de $K$ qui satisfait les deux conditions suivantes :

  1. Il existe une racine $\alpha$ de $P(X)$ dans $L$ (c’est-à-dire $P(\alpha) = 0$).
  2. Le corps $L$ est engendré par $K$ et $\alpha$, c’est-à-dire $L = K(\alpha)$. Cela signifie que $L$ est le plus petit corps contenant à la fois $K$ et $\alpha$.

Remarque importante : La définition ne demande pas que toutes les racines de $P(X)$ soient dans $L$, mais seulement qu’il y en ait au moins une et que le corps soit le plus petit possible contenant cette nouvelle racine. Le corps qui contient toutes les racines est appelé corps de décomposition, un concept lié mais plus exigeant.

2. Théorème d’Existence et de Construction (Théorème de Kronecker)

La définition est une chose, mais comment savoir si un tel corps existe toujours ? Le théorème suivant, souvent attribué à Kronecker, non seulement garantit son existence mais nous en donne la recette de construction exacte.

Théorème de Kronecker

Soit $K$ un corps et $P(X)$ un polynôme quelconque de $K[X]$ de degré $n \ge 1$. Il existe toujours un corps de rupture pour $P(X)$ sur $K$.

Méthode de Construction

La construction se fait en suivant ces étapes :

  1. Factorisation : On décompose $P(X)$ en facteurs irréductibles dans $K[X]$. Comme $P(X)$ n’est pas constant, il possède au moins un facteur irréductible. Soit $\pi(X)$ un de ces facteurs irréductibles.
  2. Quotient : On construit l’anneau quotient $L = K[X] / \langle \pi(X) \rangle$.
  3. Vérification :
    • Comme $\pi(X)$ est irréductible sur $K$, l’idéal $\langle \pi(X) \rangle$ est maximal dans $K[X]$. Par conséquent, l’anneau quotient $L$ est un corps.
    • Ce corps $L$ contient une copie de $K$ (les classes des polynômes constants). On peut donc le voir comme une extension de $K$.
    • Considérons l’élément $\alpha = \overline{X}$ (la classe de $X$) dans $L$. Calculons $\pi(\alpha)$ : $$ \pi(\alpha) = \pi(\overline{X}) = \overline{\pi(X)} $$ Mais $\pi(X)$ est précisément l’élément nul dans l’anneau quotient, car il est le générateur de l’idéal par lequel on quotiente. Donc $\overline{\pi(X)} = \overline{0}$.
      On a donc $\pi(\alpha) = 0$. L’élément $\alpha$ est une racine de $\pi(X)$ dans $L$.
    • Puisque $\pi(X)$ est un facteur de $P(X)$, on a aussi $P(\alpha)=0$. $L$ contient bien une racine de $P(X)$.
    • Enfin, les éléments de $L$ sont des combinaisons linéaires des puissances de $\alpha$ à coefficients dans $K$. Le corps $L$ est donc bien engendré par $K$ et $\alpha$, c’est-à-dire $L = K(\alpha)$.

Ce corps $L$ est donc un corps de rupture de $P(X)$ sur $K$.

Ce théorème est d’une puissance remarquable. Il affirme que si une équation polynomiale n’a pas de solution dans un corps, on peut de manière purement algébrique et constructive forger un nouveau corps où une solution apparaît « ex nihilo ».

3. Unicité et Propriétés

Théorème d’Unicité

Soit $P(X)$ un polynôme irréductible sur un corps $K$. Alors tous les corps de rupture de $P(X)$ sur $K$ sont isomorphes.

De plus, si $L = K(\alpha)$ est un corps de rupture de $P(X)$ irréductible, alors le degré de l’extension est le degré du polynôme : $$ [L : K] = \deg(P) $$

Cet isomorphisme signifie que, structurellement, il n’y a qu’une seule façon de construire le « plus petit » corps contenant une racine d’un polynôme irréductible. C’est ce qui nous permet de parler du corps $\mathbb{F}_4$ sans ambiguïté, même s’il peut être construit par différents polynômes irréductibles de degré 2.

4. Exemples Fondamentaux

Exemple 1 : La construction de $\mathbb{C}$

  • Corps de base : $K = \mathbb{R}$.
  • Polynôme : $P(X) = X^2 + 1$. Ce polynôme est de degré 2. Il n’a pas de racine dans $\mathbb{R}$ (son discriminant est $\Delta = -4 < 0$), il est donc irréductible sur $\mathbb{R}$.
  • Construction : Le corps de rupture est $L = \mathbb{R}[X] / \langle X^2 + 1 \rangle$.
  • Analyse :
    • $L$ est un corps d’après le théorème.
    • C’est une extension de $\mathbb{R}$ de degré $[\mathbb{L} : \mathbb{R}] = \deg(X^2+1) = 2$.
    • Soit $i = \overline{X}$ la classe de $X$. On a alors $i^2+1 = 0$, soit $i^2 = -1$.
    • Tout élément de $L$ s’écrit de manière unique comme un polynôme de degré $<2$, soit $aX+b$. Avec notre nouvelle notation, tout élément s'écrit $a \cdot i + b$ avec $a,b \in \mathbb{R}$.
  • Conclusion : Le corps que nous avons construit est exactement le corps des nombres complexes $\mathbb{C}$. Cet exemple montre que la construction abstraite par quotient coïncide parfaitement avec une construction plus familière.

Exemple 2 : La construction de $\mathbb{F}_4$

  • Corps de base : $K = \mathbb{F}_2$.
  • Polynôme : $P(X) = X^2+X+1$. Nous avons vu qu’il est irréductible sur $\mathbb{F}_2$.
  • Construction : Le corps de rupture est $L = \mathbb{F}_2[X] / \langle X^2+X+1 \rangle$.
  • Analyse :
    • $L$ est un corps, c’est une extension de $\mathbb{F}_2$ de degré 2.
    • Soit $\alpha = \overline{X}$. On a la relation $\alpha^2+\alpha+1=0$.
    • Les éléments sont de la forme $a\alpha+b$ avec $a,b \in \mathbb{F}_2$. Cela donne 4 éléments : $0, 1, \alpha, \alpha+1$.
  • Conclusion : Ce corps $L$ est le corps fini à 4 éléments, $\mathbb{F}_4$.

5. Conclusion : La Première Étape vers la Résolution Complète

Le corps de rupture est un concept fondamental qui assure que nous pouvons toujours trouver un « monde » (un corps) dans lequel une équation polynomiale donnée a au moins une solution. C’est la première étape cruciale.

Cependant, un polynôme de degré $n$ peut avoir jusqu’à $n$ racines. Le corps de rupture ne nous en garantit qu’une. La question suivante est naturelle : peut-on construire un corps qui contient toutes les racines d’un polynôme ? La réponse est oui, et ce corps s’appelle le corps de décomposition. C’est une extension de l’idée du corps de rupture, souvent construite en appliquant le processus de rupture de manière itérative. Pour les corps finis, ces deux notions seront très proches.