Introduction aux Corps Finis : Définition, Exemples et Propriétés Fondamentales

Corps Finis : Définition et Premiers Exemples

Les corps finis, également connus sous le nom de champs de Galois en l’honneur de leur découvreur Évariste Galois, sont des structures algébriques fondamentales qui jouent un rôle crucial dans de nombreux domaines des mathématiques et de l’informatique. De la cryptographie moderne (comme le chiffrement AES ou la cryptographie sur les courbes elliptiques) à la théorie des codes correcteurs d’erreurs (utilisée dans les CD, les DVD et les communications spatiales), les corps finis fournissent un cadre théorique puissant et des outils pratiques pour résoudre des problèmes complexes.

L’idée d’un corps fini peut sembler paradoxale au premier abord. Un corps est un ensemble où l’on peut additionner, soustraire, multiplier et diviser (sauf par zéro) de manière cohérente. Nous sommes familiers avec des corps infinis comme les nombres rationnels ($\mathbb{Q}$), les nombres réels ($\mathbb{R}$) ou les nombres complexes ($\mathbb{C}$). Comment peut-on construire un système arithmétique complet avec seulement un nombre fini d’éléments ? Ce chapitre explore la définition formelle de ces structures et présente les premiers exemples concrets qui servent de fondation à toute la théorie.

1. Rappels sur la Structure de Corps

Avant de nous plonger dans le monde des corps finis, il est essentiel de bien comprendre ce qu’est un corps en algèbre abstraite. Un corps est un type particulier d’anneau, qui est lui-même un type de groupe. C’est une structure qui généralise les propriétés arithmétiques des nombres que nous utilisons tous les jours.

Définition : Corps

Un ensemble $K$ muni de deux lois de composition interne, notées $+$ (addition) et $\times$ (multiplication), est un corps si les conditions suivantes sont remplies :

  1. $(K, +)$ est un groupe abélien (commutatif). Cela signifie :
    • L’addition est associative : $(a+b)+c = a+(b+c)$ pour tous $a, b, c \in K$.
    • Il existe un élément neutre pour l’addition, noté $0$, tel que $a+0 = a$ pour tout $a \in K$.
    • Chaque élément $a \in K$ possède un inverse additif (ou opposé), noté $-a$, tel que $a+(-a) = 0$.
    • L’addition est commutative : $a+b = b+a$ pour tous $a, b \in K$.
  2. $(K \setminus \{0\}, \times)$ est un groupe abélien. L’ensemble des éléments de $K$ sauf zéro forme un groupe pour la multiplication. Cela signifie :
    • La multiplication est associative : $(a \times b) \times c = a \times (b \times c)$ pour tous $a, b, c \in K \setminus \{0\}$.
    • Il existe un élément neutre pour la multiplication, noté $1$ (avec $1 \neq 0$), tel que $a \times 1 = a$ pour tout $a \in K \setminus \{0\}$.
    • Chaque élément $a \in K \setminus \{0\}$ possède un inverse multiplicatif, noté $a^{-1}$ ou $1/a$, tel que $a \times a^{-1} = 1$.
    • La multiplication est commutative : $a \times b = b \times a$ pour tous $a, b \in K \setminus \{0\}$.
  3. La multiplication est distributive par rapport à l’addition : $$ a \times (b+c) = (a \times b) + (a \times c) $$ pour tous $a, b, c \in K$.

En résumé, un corps est un anneau commutatif unitaire dans lequel tout élément non nul est inversible pour la multiplication.

Cette définition formalise les règles de l’arithmétique. La grande question est : peut-on satisfaire toutes ces conditions avec un ensemble fini d’éléments ? La réponse est oui, et les exemples qui suivent le démontreront.

2. Caractéristique d’un Corps et Sous-corps Premier

Une propriété essentielle d’un corps (et plus généralement d’un anneau) est sa caractéristique. Cette notion est fondamentale pour la classification des corps finis.

Définition : Caractéristique d’un Anneau

Soit $(A, +, \times)$ un anneau unitaire d’unité $1_A$. La caractéristique de $A$, notée $\text{car}(A)$, est le plus petit entier strictement positif $n$ tel que : $$ \underbrace{1_A + 1_A + \dots + 1_A}_{n \text{ fois}} = n \cdot 1_A = 0_A $$ S’il n’existe aucun entier de ce type, la caractéristique est définie comme étant nulle (0).

Pour un corps, cette notion se simplifie de manière spectaculaire, comme le montre le théorème suivant.

Théorème : Caractéristique d’un Corps

La caractéristique d’un corps $K$ est soit 0, soit un nombre premier $p$.

Démonstration

Soit $K$ un corps et $n = \text{car}(K)$.
Supposons que $n$ est non nul et non premier. On peut donc l’écrire comme un produit $n = ab$ où $a$ et $b$ sont des entiers tels que $1 < a, b < n$.
Par définition de la caractéristique, nous avons $n \cdot 1_K = 0_K$. En utilisant les propriétés de distributivité de l’anneau, on peut écrire : $$ (a \cdot 1_K) \times (b \cdot 1_K) = (ab) \cdot 1_K = n \cdot 1_K = 0_K $$ Un corps est en particulier un anneau intègre, ce qui signifie qu’il ne possède pas de diviseurs de zéro. Un produit est nul si et seulement si l’un des facteurs est nul.
On doit donc avoir soit $a \cdot 1_K = 0_K$, soit $b \cdot 1_K = 0_K$.
Cependant, $a$ et $b$ sont strictement plus petits que $n$. Si l’une de ces égalités était vraie, cela contredirait la définition de $n$ comme étant le plus petit entier positif tel que $n \cdot 1_K = 0_K$.
Cette contradiction prouve que notre hypothèse initiale (que $n$ est non premier) est fausse. Par conséquent, si $n \neq 0$, alors $n$ doit être un nombre premier.

Ce théorème a une conséquence immédiate et capitale pour les corps finis :

Corollaire : Caractéristique d’un Corps Fini

Tout corps fini a une caractéristique non nulle, et donc une caractéristique première $p$.

Démonstration

Soit $K$ un corps fini. Considérons la suite des éléments $1_K, 2 \cdot 1_K, 3 \cdot 1_K, \dots$. Puisque $K$ est fini, cette suite ne peut pas contenir une infinité d’éléments distincts. Il doit donc exister deux entiers $i > j$ tels que $i \cdot 1_K = j \cdot 1_K$.
En soustrayant, on obtient $(i-j) \cdot 1_K = 0_K$. En posant $n = i-j$, on a trouvé un entier $n > 0$ tel que $n \cdot 1_K = 0_K$. L’ensemble de ces entiers n’est pas vide, il admet donc un plus petit élément, qui est la caractéristique de $K$. La caractéristique est donc non nulle. D’après le théorème précédent, elle doit être un nombre premier.

3. Les Premiers Exemples : Les Corps $\mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$

Maintenant que nous savons qu’un corps fini doit avoir une caractéristique première $p$, il est naturel de chercher les exemples les plus simples. Ceux-ci se trouvent dans l’arithmétique modulaire, en considérant les anneaux des entiers modulo $n$.

Pour un entier $n \ge 2$, l’ensemble $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est l’ensemble des classes d’équivalence pour la congruence modulo $n$. Ses éléments sont $\{ \overline{0}, \overline{1}, \dots, \overline{n-1} \}$. Muni de l’addition et de la multiplication modulaire, $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est toujours un anneau commutatif unitaire. Mais est-ce toujours un corps ?

Théorème Fondamental

L’anneau $(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}, +, \times)$ est un corps si et seulement si $n$ est un nombre premier.

Démonstration

Pour que $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ soit un corps, il faut et il suffit que tout élément non nul $\overline{a} \in \mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ (avec $1 \le a < n$) admette un inverse multiplicatif. Cela signifie qu'il doit exister un élément $\overline{b}$ tel que $\overline{a} \times \overline{b} = \overline{1}$. En termes d'entiers, cela se traduit par : $$ ab \equiv 1 \pmod{n} $$ Cette congruence est équivalente à l'existence d'un entier $k$ tel que $ab - 1 = nk$, ou encore : $$ ab - nk = 1 $$ ($\implies$) Supposons que $n$ est premier. Soit $\overline{a} \in \mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ avec $\overline{a} \neq \overline{0}$. Cela signifie que $a$ n'est pas un multiple de $n$. Puisque $n$ est premier, cela implique que le plus grand commun diviseur de $a$ et $n$ est 1, c'est-à-dire $\text{pgcd}(a, n) = 1$.
D’après le théorème de Bachet-Bézout, si $\text{pgcd}(a, n) = 1$, alors il existe des entiers $u$ et $v$ tels que $au + nv = 1$.
En réduisant cette équation modulo $n$, on obtient : $$ au + nv \equiv 1 \pmod{n} \implies au \equiv 1 \pmod{n} $$ Cela signifie que $\overline{a} \times \overline{u} = \overline{1}$. Donc, $\overline{u}$ est l’inverse multiplicatif de $\overline{a}$. Comme cela est vrai pour tout $\overline{a}$ non nul, $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est un corps.

($\impliedby$) Supposons que $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ est un corps. Nous devons montrer que $n$ est premier. Procédons par l’absurde : supposons que $n$ n’est pas premier.
Alors $n$ peut s’écrire $n = ab$ avec $1 < a, b < n$.
Dans l’anneau $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$, cela signifie que $\overline{n} = \overline{a} \times \overline{b} = \overline{0}$.
Puisque $1 < a < n$ et $1 < b < n$, les classes $\overline{a}$ et $\overline{b}$ sont non nulles. Nous avons donc trouvé deux éléments non nuls dont le produit est nul. Ce sont des diviseurs de zéro.
Or, dans un corps, il n’y a pas de diviseur de zéro. Si $\overline{a} \neq \overline{0}$, il doit avoir un inverse $\overline{a}^{-1}$. En multipliant l’équation $\overline{a} \times \overline{b} = \overline{0}$ par $\overline{a}^{-1}$, on obtiendrait : $$ \overline{a}^{-1} \times (\overline{a} \times \overline{b}) = \overline{a}^{-1} \times \overline{0} \implies (\overline{a}^{-1} \times \overline{a}) \times \overline{b} = \overline{0} \implies \overline{1} \times \overline{b} = \overline{0} \implies \overline{b} = \overline{0} $$ Ceci contredit le fait que $\overline{b}$ est non nul. L’existence de diviseurs de zéro empêche la structure d’être un corps.
Notre hypothèse que $n$ n’est pas premier mène à une contradiction. Donc, $n$ doit être premier.

Ces corps, pour chaque nombre premier $p$, sont notés $\mathbb{F}_p$ (F pour « Field » en anglais) ou $GF(p)$ (pour « Galois Field »). Ce sont les corps finis les plus fondamentaux.

Exemple 1 : Le corps $\mathbb{F}_5 = \mathbb{Z}/5\mathbb{Z}$

Puisque 5 est un nombre premier, $\mathbb{Z}/5\mathbb{Z} = \{ \overline{0}, \overline{1}, \overline{2}, \overline{3}, \overline{4} \}$ est un corps. On peut expliciter ses tables d’addition et de multiplication.

Table d’addition de $\mathbb{F}_5$

+01234
001234
112340
223401
334012
440123

Table de multiplication de $\mathbb{F}_5$

×01234
000000
101234
202413
303142
404321

Dans la table de multiplication, on peut vérifier que chaque ligne et chaque colonne (sauf celle de 0) contient un 1. Cela confirme que chaque élément non nul a un inverse :

  • L’inverse de $\overline{1}$ est $\overline{1}$ (car $1 \times 1 = 1$).
  • L’inverse de $\overline{2}$ est $\overline{3}$ (car $2 \times 3 = 6 \equiv 1 \pmod 5$).
  • L’inverse de $\overline{3}$ est $\overline{2}$ (car $3 \times 2 = 6 \equiv 1 \pmod 5$).
  • L’inverse de $\overline{4}$ est $\overline{4}$ (car $4 \times 4 = 16 \equiv 1 \pmod 5$). Notez que $\overline{4}$ est aussi égal à $\overline{-1}$.

Contre-exemple : L’anneau $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$

Puisque 6 n’est pas premier ($6 = 2 \times 3$), l’anneau $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z} = \{ \overline{0}, \overline{1}, \overline{2}, \overline{3}, \overline{4}, \overline{5} \}$ n’est pas un corps.
On peut le voir directement dans sa table de multiplication :

×012345
0000000
1012345
2024024
3030303
4042042
5054321

On observe plusieurs problèmes :

  • Diviseurs de zéro : On a $\overline{2} \times \overline{3} = \overline{0}$, alors que $\overline{2} \neq \overline{0}$ et $\overline{3} \neq \overline{0}$.
  • Absence d’inverses : Les lignes correspondant à $\overline{2}$, $\overline{3}$ et $\overline{4}$ ne contiennent pas de $\overline{1}$. Ces éléments n’ont donc pas d’inverse multiplicatif. Seuls $\overline{1}$ et $\overline{5}$ sont inversibles (ce sont les éléments $\overline{a}$ tels que $\text{pgcd}(a, 6)=1$).
L’existence de diviseurs de zéro est la raison fondamentale pour laquelle $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ n’est un corps que si $n$ est premier.

4. Conclusion : Les Fondations Sont Posées

Nous avons établi les premières briques de la théorie des corps finis. Le voyage a commencé par la définition rigoureuse d’un corps, une structure où les quatre opérations arithmétiques se comportent bien. Nous avons ensuite découvert une propriété cruciale : tout corps fini possède une caractéristique qui est un nombre premier $p$.

Cette découverte nous a naturellement conduits aux exemples les plus simples et les plus importants : les corps $\mathbb{F}_p = \mathbb{Z}/p\mathbb{Z}$ pour tout nombre premier $p$. Ces corps, construits à l’aide de l’arithmétique modulaire, sont les archétypes de tous les corps finis. Ils constituent le sous-corps premier de n’importe quel corps de caractéristique $p$.

Cependant, la théorie ne s’arrête pas là. Existe-t-il des corps finis autres que les $\mathbb{F}_p$ ? Par exemple, existe-t-il un corps à 4 éléments, ou à 8, ou à 9 éléments ? La réponse est oui, et leur construction, qui fait appel aux polynômes et aux anneaux quotients, est l’un des triomphes de la théorie de Galois. Tous les corps finis, comme nous le verrons, ont un nombre d’éléments qui est une puissance d’un nombre premier ($p^n$), et pour chaque puissance de ce type, il existe, à isomorphisme près, un unique corps fini.