Introduction : Le Monde Idéal de l’Arithmétique
Si l’anneau intègre est le cadre naturel pour généraliser l’addition et la multiplication des entiers, la structure de corps est celle qui généralise l’arithmétique des nombres rationnels ou réels. C’est un monde où les quatre opérations familières (addition, soustraction, multiplication et division par un non-nul) sont toujours possibles et se comportent comme attendu.
Un corps est un type particulier d’anneau, le plus « parfait » en un sens, où tout problème d’inversibilité pour la multiplication est résolu. Cette structure est absolument centrale en mathématiques, formant la base de l’algèbre linéaire (les espaces vectoriels sont définis sur des corps), de la théorie de Galois et de nombreuses autres théories.
Un corps est un triplet $(K, +, \times)$ qui est un anneau commutatif non nul (i.e. $1_K \neq 0_K$) dans lequel tout élément non nul est inversible pour la multiplication.
Autrement dit, un corps est un anneau commutatif $(K,+, \times)$ vérifiant : $$ \forall a \in K, \quad a \neq 0_K \implies (\exists a^{-1} \in K, a \times a^{-1} = a^{-1} \times a = 1_K) $$
Une définition équivalente est de dire qu’un ensemble $K$ muni de deux lois $+$ et $\times$ est un corps si :
- $(K, +)$ est un groupe abélien (de neutre $0_K$).
- $(K \setminus \{0_K\}, \times)$ est un groupe abélien (de neutre $1_K$).
- La multiplication est distributive sur l’addition.
- Un corps est toujours un anneau intègre. En effet, si $a \times b = 0_K$ et que $a \neq 0_K$, alors $a$ possède un inverse $a^{-1}$. En multipliant l’équation par $a^{-1}$ à gauche, on obtient $a^{-1}(ab) = a^{-1}0$, ce qui donne $(a^{-1}a)b = 0$, soit $1_K \cdot b = 0$ et donc $b=0$. Il n’y a donc pas de diviseur de zéro.
- Le seul anneau intègre fini qui n’est pas un corps est l’anneau trivial. Un théorème important (théorème de Wedderburn) stipule que tout anneau intègre fini est un corps.
- Les seuls idéaux d’un corps $K$ sont $\{0_K\}$ et $K$ lui-même. C’est une propriété cruciale. Si un idéal $I$ contient un élément non nul $a$, alors comme $a$ est inversible, $I$ doit contenir $a \times a^{-1} = 1_K$. Et si un idéal contient $1_K$, il contient tous les autres éléments (car $k = k \times 1_K$), donc $I=K$.
Exemples et Contre-Exemples
Exemples de Corps
- Les corps numériques : $(\mathbb{Q}, +, \times)$, $(\mathbb{R}, +, \times)$ et $(\mathbb{C}, +, \times)$ sont les exemples les plus connus.
- Les corps finis : L’anneau $(\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}, +, \times)$ est un corps si et seulement si $n$ est un nombre premier. On note alors ce corps $\mathbb{F}_p$ ou $GF(p)$. Par exemple, $\mathbb{F}_5 = \mathbb{Z}/5\mathbb{Z}$ est un corps.
- Corps des fractions rationnelles : L’ensemble des fractions de polynômes $K(X)$ forme un corps.
Contre-Exemples (Anneaux qui ne sont pas des corps)
- L’anneau $\mathbb{Z}$ : C’est un anneau intègre, mais pas un corps car 2 (par exemple) n’a pas d’inverse dans $\mathbb{Z}$.
- L’anneau $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$ : Il n’est même pas intègre (car $2 \times 3 = 0$), donc il ne peut pas être un corps.
- L’anneau des matrices $\mathcal{M}_n(\mathbb{R})$ (pour $n \ge 2$) : Il n’est ni commutatif, ni intègre. De plus, de nombreuses matrices non nulles (celles de déterminant nul) ne sont pas inversibles.
Conclusion
La structure de corps est l’une des plus complètes et des plus importantes de l’algèbre. Elle fournit le cadre idéal pour l’algèbre linéaire, permettant de définir des espaces vectoriels et de résoudre des systèmes d’équations linéaires. Les corps finis, en particulier, ont des applications spectaculaires en théorie des codes (codes correcteurs d’erreurs) et en cryptographie. La hiérarchie des structures Anneau $\subset$ Anneau intègre $\subset$ Corps (pour les anneaux commutatifs) est une idée centrale de l’algèbre abstraite.