Introduction : Deux Visages de la Primalité
Dans l’anneau des entiers $\mathbb{Z}$, la notion de « nombre premier » est familière. Un nombre comme 5 a deux propriétés fondamentales : il ne peut pas être décomposé en un produit d’entiers plus petits (sauf $1 \times 5$ ou $(-1) \times (-5)$), et s’il divise un produit, il divise l’un des facteurs (lemme d’Euclide).
Lorsque l’on généralise ces idées à des anneaux quelconques, ces deux propriétés ne sont plus forcément équivalentes. Elles donnent naissance à deux concepts distincts :
- La propriété de ne pas pouvoir être factorisé est capturée par la notion d’élément irréductible.
- La propriété liée à la divisibilité d’un produit est capturée par la notion d’élément premier.
Comprendre la différence entre ces deux concepts est essentiel pour déterminer si un anneau possède la propriété de factorisation unique.
Soit $A$ un anneau intègre. Un élément $p \in A$, non nul et non inversible, est dit irréductible si, pour toute décomposition $p = ab$ avec $a, b \in A$, alors soit $a$ est inversible, soit $b$ est inversible.
Autrement dit, un élément irréductible n’admet pas de « vrais » diviseurs. Ses seuls diviseurs sont les unités et ses éléments associés. C’est la généralisation directe de « qui ne peut être factorisé ».
Soit $A$ un anneau intègre. Un élément $p \in A$, non nul et non inversible, est dit premier si, pour tous $a, b \in A$, la condition suivante est remplie : $$ \text{si } p \text{ divise } ab, \text{ alors } p \text{ divise } a \text{ ou } p \text{ divise } b. $$
Cette définition est la généralisation directe du lemme d’Euclide. Elle est intimement liée à la notion d’idéal premier : un élément $p$ est premier si et seulement si l’idéal principal $(p)$ est un idéal premier.
Le Lien Crucial : Prime $\implies$ Irréductible
Dans n’importe quel anneau intègre, l’une des deux implications est toujours vraie.
Démonstration : Soit $p$ un élément premier dans un anneau intègre $A$. Supposons que $p$ se factorise en $p = ab$.
- Par définition, $p$ divise le produit $ab$ (puisqu’il lui est égal).
- Comme $p$ est premier, il doit diviser l’un des facteurs : $p$ divise $a$ ou $p$ divise $b$.
- Supposons que $p$ divise $a$. Il existe donc $c \in A$ tel que $a=pc$.
- En substituant dans l’équation de départ : $p = (pc)b = p(cb)$.
- Comme $A$ est un anneau intègre et $p \neq 0$, on peut simplifier par $p$, ce qui donne $1 = cb$.
- Cela signifie que $b$ est inversible.
De manière symétrique, si on avait supposé que $p$ divise $b$, on aurait trouvé que $a$ est inversible. On a donc bien montré que si $p=ab$, alors soit $a$ soit $b$ est inversible, ce qui est la définition d’un élément irréductible.
La Réciproque : Irréductible $\not\implies$ Prime
L’implication inverse n’est pas toujours vraie. C’est ce qui différencie les anneaux « bien élevés » des autres. Pour le montrer, il faut un contre-exemple.
Contre-Exemple : L’anneau $\mathbb{Z}[i\sqrt{5}]$
Considérons l’anneau $A = \mathbb{Z}[i\sqrt{5}] = \{a+ib\sqrt{5} \mid a,b \in \mathbb{Z}\}$. Dans cet anneau, on peut vérifier que les seuls éléments inversibles sont $1$ et $-1$.
Étudions l’élément $2$.
- 2 est irréductible : Supposons que $2 = (a+ib\sqrt{5})(c+id\sqrt{5})$. En passant à la norme au carré (qui est multiplicative), on a $N(2) = 4 = (a^2+5b^2)(c^2+5d^2)$. Comme $a,b,c,d$ sont des entiers, les normes $a^2+5b^2$ et $c^2+5d^2$ sont des entiers. Les seules manières de factoriser 4 sont $1 \times 4$ ou $2 \times 2$.
L’équation $a^2+5b^2=2$ n’a pas de solution entière. Donc la seule possibilité est qu’une des normes vaille 1. Or, $N(z)=1$ signifie que $z$ est inversible. Donc, dans toute factorisation de 2, l’un des facteurs est inversible. 2 est donc irréductible. - 2 n’est pas premier : Considérons le produit suivant dans $A$ :
$$ (1+i\sqrt{5})(1-i\sqrt{5}) = 1 – (i^2 \cdot 5) = 1+5 = 6 $$
L’élément 2 divise clairement 6. Si 2 était premier, il devrait diviser $1+i\sqrt{5}$ ou $1-i\sqrt{5}$.
Supposons que 2 divise $1+i\sqrt{5}$. Il existerait $c+id\sqrt{5}$ tel que $1+i\sqrt{5} = 2(c+id\sqrt{5}) = 2c+i(2d)\sqrt{5}$. En identifiant les parties, on aurait $1=2c$ et $1=2d$, ce qui est impossible dans $\mathbb{Z}$.
Donc, 2 ne divise aucun des facteurs. 2 n’est donc pas premier.
Le Cas Idéal : Les Anneaux Factoriels et Principaux
Dans les anneaux où la factorisation unique existe (anneaux factoriels), les deux notions coïncident. C’est en particulier le cas des anneaux principaux.
Dans un anneau principal (et plus généralement, dans un anneau factoriel), un élément est premier si et seulement s’il est irréductible.
C’est cette équivalence qui rend ces anneaux si maniables. La factorisation unique est assurée parce que les « briques » de construction (les irréductibles) possèdent la propriété de divisibilité forte (être premier). Dans notre contre-exemple $\mathbb{Z}[i\sqrt{5}]$, l’élément 6 a deux factorisations différentes en irréductibles, $6 = 2 \cdot 3$ et $6 = (1+i\sqrt{5})(1-i\sqrt{5})$, précisément parce que l’irréductible 2 n’est pas premier.