Le Déterminant Jacobien
Au cœur de la formule du changement de variables pour les intégrales multiples se trouve un objet fondamental : le déterminant jacobien (souvent appelé simplement le Jacobien). Ce scalaire, qui dépend du point où on le calcule, n’est pas un simple terme technique ; il possède une signification géométrique profonde. Il mesure le facteur de dilatation ou de contraction local des aires (en 2D) ou des volumes (en 3D) induit par la transformation des coordonnées.
1. Définition à partir de la Matrice Jacobienne
Le Jacobien est le déterminant de la matrice jacobienne, qui contient toutes les dérivées partielles de la fonction de transformation.
Soit $T$ une transformation de classe C¹ qui envoie un point $(u_1, \dots, u_p)$ d’un espace de paramètres vers un point $(x_1, \dots, x_p)$ de l’espace cartésien. $$ T(u_1, \dots, u_p) = (x_1(u_1, \dots, u_p), \dots, x_p(u_1, \dots, u_p)) $$ La matrice jacobienne de $T$ est la matrice $p \times p$ des dérivées partielles : $$ J_T = \begin{pmatrix} \frac{\partial x_1}{\partial u_1} & \cdots & \frac{\partial x_1}{\partial u_p} \\ \vdots & \ddots & \vdots \\ \frac{\partial x_p}{\partial u_1} & \cdots & \frac{\partial x_p}{\partial u_p} \end{pmatrix} $$ Le déterminant jacobien est le déterminant de cette matrice, noté $\det(J_T)$ ou $\frac{\partial(x_1, \dots, x_p)}{\partial(u_1, \dots, u_p)}$.
2. Interprétation Géométrique : le Facteur de Déformation
L’interprétation la plus importante du Jacobien est qu’il représente le facteur d’échelle local pour les aires ou les volumes.
Considérons une petite région dans l’espace des paramètres. Par exemple, un petit rectangle de côtés $du$ et $dv$ dans le plan $(u,v)$. Son aire est $dA^*=du \, dv$.
La transformation $T$ envoie ce rectangle sur un petit parallélogramme curviligne dans le plan $(x,y)$. À l’échelle infinitésimale, ce parallélogramme est plat et ses côtés sont les vecteurs $T_u du$ et $T_v dv$, où $T_u = (\frac{\partial x}{\partial u}, \frac{\partial y}{\partial u})$ et $T_v = (\frac{\partial x}{\partial v}, \frac{\partial y}{\partial v})$ sont les vecteurs tangents.
L’aire de ce petit parallélogramme est :
$$ dA = \text{Aire}(\text{parallélogramme}) = |\det(T_u du, T_v dv)| = |\det(J_T)| \,du \,dv $$
Le Jacobien est donc le rapport des aires infinitésimales :
$$ |\det(J_T)| = \frac{dA}{dA^*} $$
- La valeur absolue $|\det(J_T)|$ est le facteur de dilatation local des aires (en 2D) ou des volumes (en 3D). Si $|\det(J_T)|=2$ en un point, cela signifie que la transformation étire les aires par un facteur 2 autour de ce point.
- Le signe de $\det(J_T)$ indique si la transformation conserve ou inverse l’orientation locale. Un Jacobien positif conserve l’orientation (« droite » reste « droite »), tandis qu’un Jacobien négatif l’inverse (comme une symétrie).
3. Rôle dans la Formule de Changement de Variables
Lorsqu’on effectue un changement de variables dans une intégrale multiple, il faut remplacer l’élément d’aire ou de volume. La formule est une conséquence directe de l’interprétation géométrique :
$$ \iint_D f(x,y) \underbrace{dx \,dy}_{dA} = \iint_{D^*} f(T(u,v)) \underbrace{|\det(J_T(u,v))| \,du \,dv}_{dA} $$On remplace la fonction, le domaine, et l’élément d’aire. La valeur absolue est cruciale car un élément d’aire ou de volume est par définition une quantité positive.
Exemples Célèbres de Jacobiens
- Coordonnées Polaires (2D) : $dx\,dy = r\,dr\,d\theta$. Le facteur $r$ indique que l’aire d’un « patch » de coordonnées polaires augmente avec la distance à l’origine.
- Coordonnées Cylindriques (3D) : $dx\,dy\,dz = r\,dr\,d\theta\,dz$. Le facteur est le même que pour les coordonnées polaires.
- Coordonnées Sphériques (3D) : $dx\,dy\,dz = \rho^2\sin\phi\,d\rho\,d\phi\,d\theta$. Ce facteur complexe a une signification géométrique :
- Le terme $\rho^2$ indique que les volumes s’étirent rapidement à mesure qu’on s’éloigne de l’origine (l’aire d’une sphère grandit en $\rho^2$).
- Le terme $\sin\phi$ indique que pour une même variation d’angles, le volume balayé est maximal près de l' »équateur » de la sphère ($\phi=\pi/2$, où $\sin\phi=1$) et se réduit à zéro près des « pôles » ($\phi=0$ ou $\phi=\pi$, où $\sin\phi=0$).