Le Groupe Alterné est Distingué

Introduction aux Sous-Groupes Distingués

En théorie des groupes, tous les sous-groupes ne sont pas créés égaux. Certains possèdent une propriété de stabilité particulière qui les rend fondamentaux pour comprendre la structure du groupe parent : ce sont les sous-groupes distingués (aussi appelés sous-groupes normaux ou invariants). Un sous-groupe $H$ d’un groupe $G$ est dit distingué s’il est stable par conjugaison, c’est-à-dire que pour tout élément $h \in H$ et tout $g \in G$, le conjugué $ghg^{-1}$ reste dans $H$.

Cette propriété est loin d’être anecdotique. Elle est la condition nécessaire et suffisante pour pouvoir « quotienter » un groupe $G$ par un sous-groupe $H$, c’est-à-dire pour munir l’ensemble des classes (à gauche ou à droite) $G/H$ d’une structure de groupe naturelle. Les sous-groupes distingués sont également, et de manière équivalente, les noyaux des morphismes de groupes.

Le groupe alterné $\mathcal{A}_n$, qui est l’ensemble des permutations paires, constitue l’un des exemples les plus importants de sous-groupe distingué au sein du groupe symétrique $\mathcal{S}_n$. Comprendre pourquoi il est distingué est essentiel pour saisir la relation profonde qui lie ces deux groupes.

Définition : Sous-Groupe Distingué

Soit $(G, \cdot)$ un groupe et $H$ un sous-groupe de $G$. On dit que $H$ est un sous-groupe distingué de $G$, et on note $H \triangleleft G$, si l’une des conditions équivalentes suivantes est vérifiée :

  • Pour tout $g \in G$, on a $gH = Hg$. (L’ensemble des classes à gauche coïncide avec l’ensemble des classes à droite).
  • Pour tout $g \in G$ et pour tout $h \in H$, le conjugué $ghg^{-1}$ appartient à $H$.
Théorème : Le Groupe Alterné $\mathcal{A}_n$ est Distingué dans $\mathcal{S}_n$

Pour tout entier $n \ge 2$, le groupe alterné $\mathcal{A}_n$ est un sous-groupe distingué du groupe symétrique $\mathcal{S}_n$. $$ \mathcal{A}_n \triangleleft \mathcal{S}_n $$

Démonstrations de la Propriété

Il existe plusieurs manières de démontrer ce théorème fondamental, chacune éclairant un aspect différent de la structure des groupes. Nous allons en explorer trois, de la plus élégante et conceptuelle à la plus directe.

Démonstration 1 : Par le Noyau d’un Morphisme (La plus élégante)

Cette démonstration est la plus concise et la plus puissante, car elle s’appuie sur une propriété universelle des morphismes de groupes.

  1. Rappel sur la signature : On définit l’application signature, notée $\varepsilon$, qui va du groupe symétrique $(\mathcal{S}_n, \circ)$ dans le groupe $(\{-1, 1\}, \times)$ : $$ \varepsilon: \mathcal{S}_n \to \{-1, 1\} $$ Pour une permutation $\sigma$, $\varepsilon(\sigma) = 1$ si $\sigma$ est paire (produit d’un nombre pair de transpositions), et $\varepsilon(\sigma) = -1$ si $\sigma$ est impaire.
  2. La signature est un morphisme de groupes : La propriété fondamentale de la signature est qu’elle « transforme la composition en multiplication » : pour toutes permutations $\sigma_1, \sigma_2 \in \mathcal{S}_n$, on a : $$ \varepsilon(\sigma_1 \circ \sigma_2) = \varepsilon(\sigma_1) \times \varepsilon(\sigma_2) $$ Cela fait de $\varepsilon$ un morphisme de groupes.
  3. Définition de $\mathcal{A}_n$ comme noyau : Par définition, le groupe alterné $\mathcal{A}_n$ est l’ensemble des permutations paires, c’est-à-dire celles dont la signature est l’élément neutre du groupe d’arrivée (qui est 1). C’est donc précisément le noyau du morphisme signature : $$ \mathcal{A}_n = \{ \sigma \in \mathcal{S}_n \mid \varepsilon(\sigma) = 1 \} = \ker(\varepsilon) $$
  4. Conclusion : Un théorème de base de la théorie des groupes stipule que le noyau de n’importe quel morphisme de groupes est toujours un sous-groupe distingué du groupe de départ. Puisque $\mathcal{A}_n$ est le noyau du morphisme signature, il est nécessairement un sous-groupe distingué de $\mathcal{S}_n$.

Démonstration 2 : Par la Stabilité de la Conjugaison (La plus directe)

Cette démonstration utilise la définition directe d’un sous-groupe distingué en montrant que $\mathcal{A}_n$ est stable par conjugaison.

  • Soit $h \in \mathcal{A}_n$ une permutation paire quelconque ($\varepsilon(h) = 1$).
  • Soit $g \in \mathcal{S}_n$ une permutation quelconque.
  • Nous devons montrer que le conjugué $ghg^{-1}$ appartient aussi à $\mathcal{A}_n$. Pour cela, il suffit de calculer sa signature.
  • En utilisant le fait que $\varepsilon$ est un morphisme, on a : $$ \varepsilon(ghg^{-1}) = \varepsilon(g) \times \varepsilon(h) \times \varepsilon(g^{-1}) $$
  • Or, on sait que la signature de l’inverse d’une permutation est la même que la signature de la permutation elle-même (car si $\sigma = t_1 \dots t_k$, alors $\sigma^{-1} = t_k \dots t_1$, donc elles ont le même nombre de transpositions). Ainsi, $\varepsilon(g^{-1}) = \varepsilon(g)$. L’équation devient : $$ \varepsilon(ghg^{-1}) = \varepsilon(g) \times \varepsilon(h) \times \varepsilon(g) = (\varepsilon(g))^2 \times \varepsilon(h) $$
  • La signature $\varepsilon(g)$ peut valoir $1$ ou $-1$. Dans les deux cas, son carré $(\varepsilon(g))^2$ vaut toujours $1$.
  • On a donc : $$ \varepsilon(ghg^{-1}) = 1 \times \varepsilon(h) = 1 \times 1 = 1 $$
  • La signature du conjugué est $1$, ce qui signifie que $ghg^{-1}$ est une permutation paire. Elle appartient donc à $\mathcal{A}_n$.
  • Ceci étant vrai pour tous $h \in \mathcal{A}_n$ et $g \in \mathcal{S}_n$, nous avons prouvé que $\mathcal{A}_n$ est un sous-groupe distingué de $\mathcal{S}_n$.

Démonstration 3 : Par l’Indice du Sous-Groupe (La plus astucieuse)

Cette dernière preuve s’appuie sur un puissant théorème concernant les sous-groupes d’indice 2.

Théorème : Tout sous-groupe d’indice 2 est distingué.

Soit $G$ un groupe et $H$ un sous-groupe de $G$. Si l’indice de $H$ dans $G$, noté $[G:H]$ (le nombre de classes à gauche distinctes), est égal à 2, alors $H$ est un sous-groupe distingué de $G$.

Preuve rapide du théorème : Si $[G:H]=2$, il n’y a que deux classes à gauche : $H$ et $gH$ pour un certain $g \notin H$. Ces deux classes forment une partition de $G$. De même, il n’y a que deux classes à droite : $H$ et $Hg$.

  • Si on prend un élément $x \in H$, alors $xH = H$ et $Hx = H$, donc $xH=Hx$.
  • Si on prend un élément $g \notin H$, sa classe à gauche est $gH = G \setminus H$ (le complémentaire de H). Sa classe à droite est $Hg = G \setminus H$. Donc, $gH=Hg$.
La condition $gH=Hg$ est donc vérifiée pour tous les éléments de $G$, ce qui prouve que $H$ est distingué.

Appliquons maintenant ce théorème à notre cas :

  • Pour $n \ge 2$, le groupe symétrique $\mathcal{S}_n$ est d’ordre $|\mathcal{S}_n| = n!$.
  • Le groupe alterné $\mathcal{A}_n$ est d’ordre $|\mathcal{A}_n| = \frac{n!}{2}$.
  • L’indice de $\mathcal{A}_n$ dans $\mathcal{S}_n$ est donc : $$ [\mathcal{S}_n : \mathcal{A}_n] = \frac{|\mathcal{S}_n|}{|\mathcal{A}_n|} = \frac{n!}{n!/2} = 2 $$
Puisque $\mathcal{A}_n$ est un sous-groupe d’indice 2 dans $\mathcal{S}_n$, il est nécessairement distingué.

Conséquence : Le Groupe Quotient $\mathcal{S}_n / \mathcal{A}_n$

Le fait que $\mathcal{A}_n$ soit distingué dans $\mathcal{S}_n$ nous autorise à construire le groupe quotient $\mathcal{S}_n / \mathcal{A}_n$. Les éléments de ce groupe sont les classes de $\mathcal{S}_n$ modulo $\mathcal{A}_n$. Comme l’indice est 2, il n’y a que deux classes :

  1. La classe de l’identité, qui est $\mathcal{A}_n$ lui-même (l’ensemble des permutations paires).
  2. L’autre classe, qui est l’ensemble de toutes les permutations impaires. On peut la noter $\tau \mathcal{A}_n$ où $\tau$ est n’importe quelle transposition (par exemple $\tau=(1 \ 2)$).

Le groupe quotient $\mathcal{S}_n / \mathcal{A}_n$ est donc un groupe à deux éléments. Il n’existe (à isomorphisme près) qu’un seul groupe de cet ordre : le groupe cyclique $\mathbb{Z}/2\mathbb{Z}$, ou le groupe $(\{-1, 1\}, \times)$. En fait, le premier théorème d’isomorphisme nous dit que : $$ \mathcal{S}_n / \ker(\varepsilon) \cong \text{Im}(\varepsilon) $$ Comme $\mathcal{A}_n = \ker(\varepsilon)$ et que l’image du morphisme signature est $\{-1, 1\}$, on a : $$ \mathcal{S}_n / \mathcal{A}_n \cong (\{-1, 1\}, \times) $$ Cela formalise l’idée intuitive que le « comportement » des permutations se résume, du point de vue de la parité, à la simple arithmétique de « pair » et « impair ».