Le Groupe Multiplicatif d’un Corps Fini est Cyclique : Théorème et Démonstration

Le Groupe Multiplicatif est Cyclique

Nous avons exploré la structure additive et la construction des corps finis. Il nous reste à étudier l’une de leurs propriétés les plus remarquables : la structure de leur groupe multiplicatif. Si l’on prend un corps fini $\mathbb{F}_q$ et que l’on retire l’élément nul, l’ensemble restant, noté $\mathbb{F}_q^*$, forme un groupe pour la multiplication. Le théorème que nous allons présenter stipule que ce groupe a la structure la plus simple possible pour un groupe : il est cyclique.

Ce résultat est d’une importance capitale, tant en mathématiques pures (théorie des nombres, théorie de Galois) qu’en mathématiques appliquées, notamment en cryptographie et en théorie des codes correcteurs d’erreurs.

1. Rappels sur les Groupes et les Polynômes

Avant de prouver le théorème, rappelons quelques résultats essentiels.

  • Groupe cyclique : Un groupe $(G, \cdot)$ est dit cyclique s’il existe un élément $g \in G$, appelé générateur, tel que tout autre élément de $G$ est une puissance de $g$. On note alors $G = \langle g \rangle$.
  • Ordre d’un élément : L’ordre d’un élément $x$ dans un groupe fini est le plus petit entier $k \ge 1$ tel que $x^k = 1$ (l’élément neutre).
  • Théorème de Lagrange : Dans un groupe fini, l’ordre de tout élément divise l’ordre (le cardinal) du groupe.
  • Racines d’un polynôme : Un polynôme de degré $d$ à coefficients dans un corps ne peut avoir plus de $d$ racines dans ce corps.
  • Exponent d’un groupe : L’exponent d’un groupe fini $G$, noté $\text{exp}(G)$, est le plus petit commun multiple des ordres de tous ses éléments. C’est le plus petit entier $m \ge 1$ tel que $x^m=1$ pour tout $x \in G$. L’exponent divise toujours l’ordre du groupe.

2. Le Théorème Fondamental

Le résultat principal peut être énoncé de manière très concise.

Théorème : Cyclicité du Groupe Multiplicatif

Pour tout corps fini $\mathbb{F}_q$, le groupe multiplicatif des éléments non nuls, $(\mathbb{F}_q^*, \times)$, est un groupe cyclique.

Cela signifie qu’il existe toujours au moins un élément $g \in \mathbb{F}_q^*$ (un générateur) tel que : $$ \mathbb{F}_q^* = \{ g^1, g^2, g^3, \dots, g^{q-1} = 1 \} $$ Un tel générateur est aussi appelé élément primitif ou racine primitive du corps.

3. Démonstration du Théorème

La démonstration est élégante et repose sur l’interaction entre la théorie des groupes et les propriétés des polynômes sur un corps.

Démonstration
  1. Soit $G = (\mathbb{F}_q^*, \times)$. C’est un groupe abélien (commutatif) fini.
  2. L’ordre de ce groupe est $|G| = q-1$. Notons $n = q-1$.
  3. Soit $m = \text{exp}(G)$ l’exponent du groupe. Par définition, pour tout élément $x \in G$, on a $x^m=1$.
  4. D’après une propriété fondamentale des exponents, $m$ doit diviser l’ordre du groupe $n$. On a donc $m \le n$.
  5. Considérons maintenant le polynôme $P(X) = X^m – 1$ à coefficients dans le corps $\mathbb{F}_q$.
  6. Le point 3 nous dit que tous les éléments de $G$ sont des racines de ce polynôme. Il y a $n$ éléments dans $G$. Le polynôme $P(X)$ a donc au moins $n$ racines dans $\mathbb{F}_q$.
  7. Cependant, nous savons qu’un polynôme de degré $m$ ne peut avoir plus de $m$ racines dans un corps. On a donc nécessairement $n \le m$.
  8. En combinant les deux inégalités, $m \le n$ et $n \le m$, nous obtenons l’égalité : $$ m = n $$ L’exponent du groupe est égal à son ordre.
  9. Il existe un théorème général sur les groupes abéliens finis qui affirme que si l’exponent d’un tel groupe est égal à son ordre, alors le groupe est cyclique. (Cela vient du fait que l’exponent est le PPCM des ordres, et pour que ce PPCM soit égal à l’ordre, il faut qu’il y ait un élément dont l’ordre est suffisamment « grand » pour « contenir » tous les facteurs premiers des ordres des autres éléments, ce qui force l’existence d’un élément d’ordre $n$).
  10. De manière plus directe, puisque l’exponent $m=n$ est le plus petit commun multiple des ordres des éléments, cela implique qu’il doit exister un élément $g \in G$ dont l’ordre est exactement $n$.
  11. Cet élément $g$ est d’ordre $n = |G|$. Il engendre donc le groupe tout entier. Le groupe $G$ est cyclique.

4. Exemples Concrets

Exemple 1 : Le groupe $\mathbb{F}_7^*$

Le corps $\mathbb{F}_7 = \mathbb{Z}/7\mathbb{Z}$ a $q=7$ éléments. Le groupe multiplicatif $\mathbb{F}_7^*$ a $n=6$ éléments : $\{1, 2, 3, 4, 5, 6\}$. Le théorème nous assure qu’il est cyclique. Cherchons un générateur.

  • Testons 2 : $2^1=2, 2^2=4, 2^3=1$. L’ordre de 2 est 3. Ce n’est pas un générateur.
  • Testons 3 : $3^1=3, 3^2=2, 3^3=6, 3^4=4, 3^5=5, 3^6=1$. L’ordre de 3 est 6.
    3 est un générateur. $\mathbb{F}_7^* = \langle 3 \rangle$.
  • 5 est aussi un générateur (c’est l’inverse de 3).

Exemple 2 : Le groupe $\mathbb{F}_{16}^*$

Soit $\mathbb{F}_{16} = \mathbb{F}_2[X]/\langle X^4+X+1 \rangle$. Le groupe multiplicatif $\mathbb{F}_{16}^*$ a 15 éléments. Le théorème nous garantit qu’il est cyclique, donc isomorphe à $(\mathbb{Z}/15\mathbb{Z}, +)$.
L’élément $\alpha$, la classe de $X$, est un élément d’ordre 15 et est donc un générateur. Tous les éléments non nuls de $\mathbb{F}_{16}$ sont des puissances de $\alpha$.

5. Conséquences et Applications

Ce théorème a des conséquences profondes :

  • Isomorphisme : Il établit un isomorphisme de groupes entre $(\mathbb{F}_q^*, \times)$ et le groupe additif $(\mathbb{Z}/(q-1)\mathbb{Z}, +)$. C’est la base du logarithme discret, qui est le pendant du logarithme classique. Calculer $g^k$ est facile (exponentiation), mais trouver $k$ à partir de $g^k$ est difficile.
  • Cryptographie : De nombreux protocoles cryptographiques, comme l’échange de clés de Diffie-Hellman ou l’algorithme de signature numérique (DSA), reposent sur la difficulté du problème du logarithme discret dans le groupe multiplicatif d’un corps fini.
  • Simplification : Il simplifie énormément l’étude de la structure multiplicative des corps finis. Au lieu de manipuler un groupe abstrait de $q-1$ éléments, on peut penser à lui comme une simple horloge qui tourne avec $q-1$ positions.