Le Lemme de Gauss

Introduction : Le Pilier de l’Unicité

Le lemme de Gauss, également connu sous le nom de lemme d’Euclide dans le contexte des entiers, est un résultat d’arithmétique qui peut sembler simple à première vue, mais dont l’importance est capitale. Il établit un lien fondamental entre la divisibilité et la primalité. C’est ce lemme qui permet de prouver l’unicité de la décomposition en facteurs premiers dans $\mathbb{Z}$ et, plus généralement, dans tous les anneaux principaux.

Historiquement, Carl Friedrich Gauss l’a généralisé aux anneaux de polynômes pour étudier les lois de réciprocité. Sous sa forme la plus générale, ce lemme est la proposition qui affirme que dans certains anneaux, les notions d’élément « irréductible » et d’élément « premier » coïncident. C’est le rouage essentiel qui assure que la factorisation d’un élément se comporte de manière prévisible et unique.

Énoncé du Lemme de Gauss (pour les entiers)

Soient $a, b, c$ trois entiers. $$ \text{Si } a \text{ divise le produit } bc \text{ et que } a \text{ est premier avec } b, \text{ alors } a \text{ divise } c. $$

En d’autres termes : si $a|bc$ et $\text{pgcd}(a, b) = 1$, alors $a|c$.

Démonstration (utilisant l’identité de Bézout)

La preuve de ce lemme est une application directe et élégante de l’identité de Bézout, qui est valable dans tout anneau principal (comme $\mathbb{Z}$).

  1. Hypothèses : On suppose que $a|bc$ et $\text{pgcd}(a, b) = 1$.
  2. Traduction des hypothèses :
    • $a|bc$ signifie qu’il existe un entier $k$ tel que $bc = ak$.
    • $\text{pgcd}(a, b) = 1$ signifie, d’après l’identité de Bézout, qu’il existe deux entiers $u$ et $v$ tels que $au + bv = 1$.
  3. Combinaison des informations : On part de l’identité de Bézout et on multiplie toute l’équation par $c$ : $$ (au+bv)c = 1 \cdot c $$ $$ auc + bvc = c $$
  4. Conclusion : On examine les deux termes de gauche :
    • Le premier terme, $auc$, est clairement un multiple de $a$.
    • Pour le second terme, $bvc$, on peut réécrire $bc$ en utilisant la première hypothèse : $bvc = (bc)v = (ak)v = a(kv)$. Ce terme est donc aussi un multiple de $a$.
    La somme de deux multiples de $a$ est un multiple de $a$. Donc, le côté gauche de l’équation, $auc + bvc$, est un multiple de $a$. Puisque cette somme est égale à $c$, on en conclut que $a$ divise $c$.

Corollaire : Le Lemme d’Euclide

Une conséquence immédiate et fondamentale du lemme de Gauss est le lemme d’Euclide.

Lemme d’Euclide

Si un nombre premier $p$ divise un produit $ab$, alors $p$ divise $a$ ou $p$ divise $b$.

Preuve : Supposons que $p$ divise $ab$. Si $p$ ne divise pas $a$, alors comme $p$ est premier, ses seuls diviseurs sont 1 et $p$. Donc $\text{pgcd}(p, a) = 1$. On se retrouve exactement dans les conditions d’application du lemme de Gauss : $p|ab$ et $\text{pgcd}(p,a)=1$. On en conclut que $p$ doit diviser $b$.

C’est ce corollaire qui est utilisé pour prouver l’unicité de la décomposition en facteurs premiers. Il assure qu’un facteur premier dans une décomposition doit forcément apparaître dans n’importe quelle autre décomposition du même nombre.

Généralisation aux Polynômes

Le lemme de Gauss se généralise de manière très puissante aux polynômes à coefficients dans un anneau factoriel. Cette version est un peu plus technique et est essentielle pour prouver que si $A$ est factoriel, alors l’anneau des polynômes $A[X]$ l’est aussi.

Définition : Contenu et Polynôme Primitif

Soit $A$ un anneau factoriel et $P(X) \in A[X]$.

  • Le contenu de $P$, noté $c(P)$, est le PGCD des coefficients de $P$.
  • Un polynôme $P$ est dit primitif si son contenu est égal à 1 (c’est-à-dire si ses coefficients sont premiers entre eux dans leur ensemble).

Lemme de Gauss (pour les polynômes)

Soit $A$ un anneau factoriel. Le produit de deux polynômes primitifs de $A[X]$ est un polynôme primitif.

Ce résultat, en apparence anodin, est la clé pour relier l’irréductibilité dans $A[X]$ à l’irréductibilité dans $K[X]$ (où $K$ est le corps des fractions de $A$), ce qui mène au fameux critère d’Eisenstein pour tester l’irréductibilité des polynômes.