Le Morphisme de Frobenius
Dans l’étude des corps de caractéristique non nulle, il existe une opération d’une importance capitale qui n’a pas d’équivalent dans les corps de caractéristique zéro (comme $\mathbb{Q}$ ou $\mathbb{R}$). Cette opération est l’élévation à la puissance $p$, où $p$ est la caractéristique du corps. L’application qui en résulte, appelée morphisme de Frobenius, est un outil fondamental qui révèle la structure profonde des corps finis et constitue la pierre angulaire de leur théorie de Galois.
Son existence est une conséquence directe de la formule du binôme de Newton dans un anneau de caractéristique $p$.
1. Définition et Propriété Fondamentale
Soit $K$ un corps de caractéristique $p > 0$. On appelle morphisme de Frobenius (ou simplement Frobenius) l’application $\sigma_p : K \to K$ définie par : $$ \sigma_p(x) = x^p $$ pour tout $x \in K$.
À première vue, cette application semble simple. Sa puissance réside dans une propriété remarquable qui découle de la caractéristique $p$.
L’application $\sigma_p(x) = x^p$ est un endomorphisme du corps $K$. C’est-à-dire qu’elle respecte les deux opérations du corps :
- $\sigma_p(x + y) = \sigma_p(x) + \sigma_p(y)$, soit $(x+y)^p = x^p + y^p$
- $\sigma_p(x \cdot y) = \sigma_p(x) \cdot \sigma_p(y)$, soit $(xy)^p = x^p y^p$
- $\sigma_p(1) = 1$
Les deux dernières propriétés sont triviales pour tout exposant. La première, en revanche, est très spéciale. On l’appelle parfois le « rêve du première année » (Freshman’s dream).
D’après la formule du binôme de Newton :
$$ (x+y)^p = \sum_{k=0}^{p} \binom{p}{k} x^k y^{p-k} = x^p + \binom{p}{1}x^{p-1}y + \dots + \binom{p}{p-1}xy^{p-1} + y^p $$
Le coefficient binomial $\binom{p}{k}$ est donné par $\frac{p!}{k!(p-k)!}$.
Si $p$ est un nombre premier, alors pour $1 \le k \le p-1$, le numérateur $p!$ est divisible par $p$, mais le dénominateur $k!(p-k)!$ ne l’est pas (car tous ses facteurs sont strictement inférieurs à $p$).
Par conséquent, pour $1 \le k \le p-1$, le coefficient $\binom{p}{k}$ est un multiple de $p$.
Comme nous sommes dans un corps de caractéristique $p$, tout multiple de $p$ est égal à 0. Tous les termes intermédiaires de la somme sont donc nuls. Il ne reste que :
$$ (x+y)^p = x^p + y^p $$
Ce qui prouve que $\sigma_p$ est bien un morphisme de corps.
2. Frobenius sur les Corps Finis
Lorsque l’on applique le morphisme de Frobenius à un corps fini, ses propriétés deviennent encore plus intéressantes.
- Tout morphisme de corps est injectif. Donc, $\sigma_p$ est injectif.
- Une application injective d’un ensemble fini dans lui-même est nécessairement surjective.
- Par conséquent, sur un corps fini, $\sigma_p$ est un automorphisme du corps.
Une autre propriété cruciale concerne les éléments qui sont laissés invariants par Frobenius.
Les éléments $x$ d’un corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$ qui sont fixés par le morphisme de Frobenius sont exactement les éléments du sous-corps premier $\mathbb{F}_p$. $$ \{ x \in \mathbb{F}_{p^n} \mid \sigma_p(x) = x \} = \{ x \in \mathbb{F}_{p^n} \mid x^p = x \} = \mathbb{F}_p $$
Cela découle du petit théorème de Fermat, qui stipule que $x^p \equiv x \pmod{p}$ pour tout entier $x$.
3. Frobenius et la Théorie de Galois
La véritable puissance de Frobenius se révèle lorsqu’on l’étudie dans le cadre de la théorie de Galois. Le groupe de Galois d’une extension de corps $L/K$, noté $\text{Gal}(L/K)$, est l’ensemble des automorphismes de $L$ qui fixent les éléments de $K$.
Pour l’extension $\mathbb{F}_{p^n} / \mathbb{F}_p$, le groupe de Galois est $\text{Gal}(\mathbb{F}_{p^n} / \mathbb{F}_p)$. Le morphisme de Frobenius $\sigma_p$ est bien un automorphisme de $\mathbb{F}_{p^n}$ qui fixe les éléments de $\mathbb{F}_p$. C’est donc un élément de ce groupe de Galois.
Le théorème central est le suivant :
Le groupe de Galois de l’extension $\mathbb{F}_{p^n} / \mathbb{F}_p$ est un groupe cyclique d’ordre $n$, et il est engendré par le morphisme de Frobenius $\sigma_p$. $$ \text{Gal}(\mathbb{F}_{p^n} / \mathbb{F}_p) = \langle \sigma_p \rangle = \{ \text{Id}, \sigma_p, \sigma_p^2, \dots, \sigma_p^{n-1} \} $$ où $\sigma_p^k(x) = x^{p^k}$.
Exemple : Le groupe de Galois de $\mathbb{F}_{2^4} / \mathbb{F}_2$
- Le corps est $\mathbb{F}_{16}$ sur $\mathbb{F}_2$. Ici $p=2$ et $n=4$.
- Le groupe de Galois est d’ordre 4.
- Le morphisme de Frobenius est $\sigma_2(x) = x^2$.
- Le théorème nous dit que le groupe de Galois est cyclique d’ordre 4, engendré par $\sigma_2$. Les quatre automorphismes de $\mathbb{F}_{16}$ sont :
- $\text{Id} = \sigma_2^0 : x \mapsto x$
- $\sigma_2^1 : x \mapsto x^2$
- $\sigma_2^2 : x \mapsto (x^2)^2 = x^4$
- $\sigma_2^3 : x \mapsto (x^4)^2 = x^8$
4. Conclusion
Le morphisme de Frobenius est bien plus qu’une simple curiosité arithmétique. C’est le générateur canonique qui décrit toute la symétrie algébrique des corps finis. Comprendre Frobenius, c’est comprendre l’essence de la théorie de Galois pour les corps finis. Il relie la caractéristique $p$, la taille $p^n$ du corps, et la structure de ses automorphismes en une théorie simple, élégante et unifiée.