Polynôme Minimal d’un Élément
Nous avons vu comment construire un corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$ comme le quotient de $\mathbb{F}_p[X]$ par un polynôme irréductible $P(X)$ de degré $n$. Dans cette construction, l’élément $\alpha$, qui est la classe de $X$, est par définition une racine de $P(X)$. Mais qu’en est-il des autres éléments du corps ? Sont-ils aussi des racines de polynômes ?
La notion de polynôme minimal répond à cette question. Elle associe à chaque élément d’une extension de corps un polynôme unique et irréductible qui le caractérise entièrement d’un point de vue algébrique. C’est un outil fondamental pour comprendre la structure interne des corps finis et des extensions de corps en général.
1. Éléments Algébriques et Transcendants
Considérons un corps $K$ et une extension $L$ de $K$ (c’est-à-dire que $K$ est un sous-corps de $L$). Chaque élément de $L$ peut être classifié selon sa relation avec les polynômes à coefficients dans $K$.
Soit $L$ une extension d’un corps $K$. Un élément $\alpha \in L$ est dit algébrique sur $K$ s’il existe un polynôme non nul $P(X) \in K[X]$ tel que $P(\alpha) = 0$.
Si un élément n’est pas algébrique, il est dit transcendant sur $K$.
Exemples Célèbres
- $\sqrt{2} \in \mathbb{R}$ est algébrique sur $\mathbb{Q}$ car il est racine du polynôme $X^2-2 \in \mathbb{Q}[X]$.
- $i \in \mathbb{C}$ est algébrique sur $\mathbb{R}$ (racine de $X^2+1$) et sur $\mathbb{Q}$ (racine de $X^2+1$).
- Les nombres $\pi$ et $e$ sont transcendants sur $\mathbb{Q}$ (résultats profonds de l’analyse).
Dans le contexte des corps finis, la situation est beaucoup plus simple.
Soit $K = \mathbb{F}_{p^n}$ un corps fini. Tout élément $\alpha \in K$ est algébrique sur le sous-corps premier $\mathbb{F}_p$.
Soit $\alpha \in K$. Considérons la suite des puissances de $\alpha$ : $1, \alpha, \alpha^2, \alpha^3, \dots$.
Comme $K$ est un corps fini, il ne contient qu’un nombre fini d’éléments. La suite des puissances de $\alpha$ ne peut donc pas être composée d’éléments tous distincts. Il doit exister une répétition.
Cela signifie qu’il existe une dépendance linéaire entre ces puissances à coefficients dans le corps de base $\mathbb{F}_p$. En d’autres termes, il existe des scalaires $c_0, c_1, \dots, c_m \in \mathbb{F}_p$, non tous nuls, tels que :
$$ c_m \alpha^m + c_{m-1} \alpha^{m-1} + \dots + c_1 \alpha + c_0 = 0 $$
Cette équation montre que $\alpha$ est une racine du polynôme non nul $P(X) = c_m X^m + \dots + c_0 \in \mathbb{F}_p[X]$. Par conséquent, $\alpha$ est algébrique sur $\mathbb{F}_p$.
2. Définition et Théorème d’Existence
Puisque chaque élément $\alpha$ d’un corps fini est racine d’au moins un polynôme à coefficients dans $\mathbb{F}_p$, on peut se demander s’il en existe un qui soit « le meilleur » ou « le plus simple ». La réponse est oui, et c’est le polynôme minimal.
Soit $L$ une extension de $K$ et $\alpha \in L$ un élément algébrique sur $K$.
Le polynôme minimal de $\alpha$ sur $K$, noté $\text{min}_{K}(\alpha)$ ou $P_{\alpha, K}(X)$, est l’unique polynôme unitaire (c’est-à-dire dont le coefficient dominant est 1) et de degré minimal parmi tous les polynômes de $K[X]$ qui annulent $\alpha$.
Soit $\alpha \in L$ un élément algébrique sur $K$. Alors son polynôme minimal $P(X) = \text{min}_{K}(\alpha)$ existe, est unique, et satisfait les propriétés suivantes :
- $P(X)$ est irréductible sur $K$.
- Pour tout autre polynôme $Q(X) \in K[X]$, on a $Q(\alpha) = 0$ si et seulement si $P(X)$ divise $Q(X)$ dans $K[X]$.
- Le degré du polynôme minimal de $\alpha$ est égal au degré de l’extension de corps $K(\alpha)$ sur $K$ : $$ \deg(\text{min}_{K}(\alpha)) = [K(\alpha) : K] $$ où $K(\alpha)$ est le plus petit corps contenant $K$ et $\alpha$.
On considère le morphisme d’évaluation $\text{ev}_\alpha : K[X] \to L$ qui à un polynôme $Q(X)$ associe son évaluation en $\alpha$, $Q(\alpha)$.
- L’ensemble des polynômes qui annulent $\alpha$ est exactement le noyau de ce morphisme, $\ker(\text{ev}_\alpha)$. Le noyau d’un morphisme d’anneaux est toujours un idéal.
- L’anneau $K[X]$ est un anneau principal, ce qui signifie que tout idéal est engendré par un seul élément. Donc $\ker(\text{ev}_\alpha) = \langle P(X) \rangle$ pour un certain polynôme $P(X)$.
- On peut choisir $P(X)$ unitaire, ce qui le rend unique. Ce $P(X)$ est le polynôme de plus bas degré dans l’idéal (à une constante multiplicative près). C’est le polynôme minimal.
- La propriété 2 découle directement du fait que $Q(\alpha)=0$ signifie $Q(X) \in \ker(\text{ev}_\alpha) = \langle P(X) \rangle$.
- L’irréductibilité (propriété 1) vient du fait que si $P(X) = A(X)B(X)$, alors $P(\alpha)=A(\alpha)B(\alpha)=0$. Comme $L$ est un corps, $A(\alpha)=0$ ou $B(\alpha)=0$. Par minimalité du degré de $P$, l’un des facteurs doit avoir le même degré que $P$, donc l’autre est une constante.
- Enfin, le premier théorème d’isomorphisme nous donne $K[X]/\langle P(X) \rangle \cong \text{Im}(\text{ev}_\alpha)$. L’image est $K(\alpha)$. La dimension de $K[X]/\langle P(X) \rangle$ comme $K$-espace vectoriel est $\deg(P)$, ce qui prouve la propriété 3.
3. Exemples dans les Corps Finis
Polynôme minimal de l’élément constructeur
Reprenons la construction de $\mathbb{F}_4 = \mathbb{F}_2[X]/\langle X^2+X+1 \rangle$. Soit $\alpha$ la classe de $X$.
Quel est le polynôme minimal de $\alpha$ sur $\mathbb{F}_2$ ?
Par construction, $\alpha$ est racine de $P(X) = X^2+X+1$. Ce polynôme est unitaire et irréductible sur $\mathbb{F}_2$. Peut-il y avoir un polynôme annulateur de degré 1 ? Un tel polynôme serait de la forme $X-c$ avec $c \in \mathbb{F}_2$. Mais ni $X$ ni $X-1=X+1$ n’annulent $\alpha$ (car $\alpha \neq 0$ et $\alpha \neq 1$). Donc le polynôme de plus bas degré est bien de degré 2.
Ainsi, $\text{min}_{\mathbb{F}_2}(\alpha) = X^2+X+1$.
Polynôme minimal d’un autre élément
Toujours dans $\mathbb{F}_4 = \{0, 1, \alpha, \alpha+1\}$, quel est le polynôme minimal de $\beta = \alpha+1$ sur $\mathbb{F}_2$ ?
Nous cherchons une relation de dépendance linéaire entre les puissances de $\beta$ à coefficients dans $\mathbb{F}_2$.
- $\beta^0 = 1$
- $\beta^1 = \alpha+1$
- $\beta^2 = (\alpha+1)^2 = \alpha^2+2\alpha+1 = \alpha^2+1$ (en caractéristique 2). Or, on sait que $\alpha^2 = \alpha+1$. Donc $\beta^2 = (\alpha+1)+1 = \alpha$.
On remarque que $1 + \beta + \beta^2 = 1 + (\alpha+1) + \alpha = (1+1) + (\alpha+\alpha) = 0 + 0 = 0$.
Donc $\beta$ est racine du polynôme $X^2+X+1$. Ce polynôme est unitaire, irréductible et annule $\beta$. C’est donc son polynôme minimal.
$\text{min}_{\mathbb{F}_2}(\alpha+1) = X^2+X+1$. On dit que $\alpha$ et $\alpha+1$ sont conjugués.
Exemple dans $\mathbb{F}_9$
Considérons $\mathbb{F}_9 = \mathbb{F}_3[X]/\langle X^2+X+2 \rangle$. Soit $\beta$ la classe de $X$.
Son polynôme minimal sur $\mathbb{F}_3$ est $X^2+X+2$.
Quel est le polynôme minimal de $\gamma = \beta^3$ ?
- On sait que $\beta^2 = -\beta-2 = 2\beta+1$.
- $\gamma = \beta^3 = \beta \cdot \beta^2 = \beta(2\beta+1) = 2\beta^2+\beta = 2(2\beta+1)+\beta = 4\beta+2+\beta = 5\beta+2 = 2\beta+2$.
- $\gamma^2 = (2\beta+2)^2 = 4\beta^2+8\beta+4 = \beta^2+2\beta+1$.
- $\gamma^2 = (2\beta+1)+2\beta+1 = 4\beta+2 = \beta+2$.
Injectons ceci dans l’équation de $\gamma^2$ : $\gamma^2 = (2\gamma+2)+2 = 2\gamma+4 = 2\gamma+1$.
Donc $\gamma^2-2\gamma-1=0$, soit $\gamma^2+\gamma+2=0$.
Le polynôme minimal de $\beta^3$ est donc $X^2+X+2$, le même que celui de $\beta$.
4. Conclusion
Le polynôme minimal est l’ADN algébrique d’un élément au sein d’une extension de corps. Pour tout élément $\alpha$ d’un corps fini $\mathbb{F}_{p^n}$, son polynôme minimal sur $\mathbb{F}_p$ est le polynôme irréductible unitaire de plus bas degré qui l’annule. Ce polynôme encapsule toutes les propriétés de $\alpha$ et détermine le plus petit sous-corps de $\mathbb{F}_{p^n}$ qui le contient, à savoir $\mathbb{F}_p(\alpha) \cong \mathbb{F}_p[X]/\langle \text{min}_{\mathbb{F}_p}(\alpha) \rangle$. La connaissance de ces polynômes est indispensable pour effectuer des calculs et comprendre la structure des automorphismes de corps, qui est le sujet de la théorie de Galois.