Le Théorème de Factorisation

Introduction au Théorème de Factorisation

Le théorème de factorisation, plus formellement connu sous le nom de premier théorème d’isomorphisme, est l’un des résultats les plus fondamentaux et les plus utiles de l’algèbre. Il établit un lien naturel et profond entre les morphismes d’anneaux, les noyaux et les anneaux quotients.

Son essence est de dire que si l’on a un morphisme $f$ partant d’un anneau $A$, alors l’image de ce morphisme est structurellement identique (isomorphe) à l’anneau de départ $A$ dans lequel on a « écrasé » ou « rendu nul » tout ce qui est envoyé sur zéro par $f$. L’opération « écraser » est précisément ce que réalise la construction du quotient par le noyau $\ker(f)$. Le théorème « factorise » ainsi le morphisme $f$ en une surjection (la projection canonique vers le quotient) suivie d’une injection (l’isomorphisme vers l’image).

Ce théorème est un outil de travail quotidien en algèbre. Il permet de :

  • Identifier des structures : En construisant le bon morphisme, on peut prouver que des anneaux quotients apparemment complexes sont en fait isomorphes à des anneaux bien connus.
  • Simplifier des problèmes : Il ramène l’étude de l’image d’un morphisme à l’étude d’un anneau quotient, et vice-versa.
  • Construire de nouveaux objets : Comme nous le verrons, il fournit une méthode rigoureuse pour construire des structures comme le corps des nombres complexes.
Théorème de Factorisation (Premier Théorème d’Isomorphisme)

Soit $f: A \to B$ un morphisme d’anneaux. Alors, il existe un isomorphisme unique $\bar{f}$ de l’anneau quotient $A/\ker(f)$ sur l’anneau image $\text{Im}(f)$, défini par $\bar{f}(a+\ker(f)) = f(a)$.
On note cette relation fondamentale par : $$ A/\ker(f) \cong \text{Im}(f) $$

Démonstration du Théorème

La démonstration est constructive. Nous allons définir l’application candidate $\bar{f}$ et vérifier pas à pas qu’elle possède toutes les propriétés requises pour être un isomorphisme.

Soit $K = \ker(f)$. On veut définir une application $\bar{f} : A/K \to \text{Im}(f)$.

Étape 1 : Définition de l’application $\bar{f}$

Soit $\bar{a} = a+K$ un élément de $A/K$. La seule façon naturelle de définir l’image de $\bar{a}$ est d’utiliser $f$. On pose donc : $$ \bar{f}(\bar{a}) = f(a) $$ L’image de la classe de $a$ est l’image de $a$ par $f$. Par construction, l’image de $\bar{f}$ est contenue dans $\text{Im}(f)$.

Étape 2 : Vérifier que $\bar{f}$ est bien définie

C’est l’étape la plus cruciale. La définition de $\bar{f}(\bar{a})$ utilise un représentant, $a$, de la classe $\bar{a}$. Or, une classe peut avoir de nombreux représentants. Il faut s’assurer que si l’on choisit un autre représentant, disons $a’$, le résultat final $f(a’)$ sera le même.

Soit donc $a’$ un autre représentant de la même classe, i.e., $\bar{a} = \bar{a’}$. Par définition des classes d’équivalence, cela signifie $a \equiv a’ \pmod K$, soit $a – a’ \in K$. Puisque $K = \ker(f)$, l’appartenance $a – a’ \in \ker(f)$ signifie $f(a – a’) = 0_B$. Comme $f$ est un morphisme, $f(a) – f(a’) = 0_B$, ce qui donne $f(a) = f(a’)$.
Le résultat ne dépend donc pas du représentant choisi. L’application $\bar{f}$ est bien définie.

Étape 3 : Montrer que $\bar{f}$ est un morphisme d’anneaux

Nous devons vérifier que $\bar{f}$ respecte l’addition, la multiplication et l’élément neutre. Soient $\bar{a}, \bar{b} \in A/K$.

  • Addition : $\bar{f}(\bar{a} + \bar{b}) = \bar{f}(\overline{a+b}) = f(a+b) = f(a) + f(b) = \bar{f}(\bar{a}) + \bar{f}(\bar{b})$.
  • Multiplication : $\bar{f}(\bar{a} \cdot \bar{b}) = \bar{f}(\overline{a \cdot b}) = f(a \cdot b) = f(a) \cdot f(b) = \bar{f}(\bar{a}) \cdot \bar{f}(\bar{b})$.
  • Élément unité : $\bar{f}(\overline{1_A}) = f(1_A) = 1_B$.
Chaque étape utilise d’abord la définition des lois sur l’anneau quotient, puis la définition de $\bar{f}$, puis le fait que $f$ est un morphisme. $\bar{f}$ est donc bien un morphisme d’anneaux.

Étape 4 : Montrer que $\bar{f}$ est injective

Pour montrer qu’un morphisme est injectif, il suffit de montrer que son noyau est réduit à l’élément nul. L’élément nul de $A/K$ est $\bar{0} = 0+K$.
Soit $\bar{a} \in \ker(\bar{f})$. Cela signifie que $\bar{f}(\bar{a}) = 0_B$. Par définition de $\bar{f}$, cela veut dire $f(a) = 0_B$. Mais cela signifie, par définition du noyau de $f$, que $a \in \ker(f) = K$. Si $a \in K$, alors sa classe d’équivalence est $\bar{a} = a+K = K = \bar{0}$. Donc, $\ker(\bar{f}) = \{\bar{0}\}$, et $\bar{f}$ est injective.

Étape 5 : Montrer que $\bar{f}$ est surjective

L’application $\bar{f}$ est à valeurs dans $\text{Im}(f)$. Nous devons montrer que tout élément de $\text{Im}(f)$ est atteint. Soit $y$ un élément quelconque de $\text{Im}(f)$. Par définition de l’image, il existe un $a \in A$ tel que $f(a) = y$. Considérons alors l’élément $\bar{a} = a+K \in A/K$. Son image par $\bar{f}$ est $\bar{f}(\bar{a}) = f(a) = y$. Tout élément de l’ensemble d’arrivée a donc un antécédent. L’application $\bar{f}$ est surjective sur $\text{Im}(f)$.

Conclusion de la preuve

Nous avons montré que $\bar{f}: A/K \to \text{Im}(f)$ est un morphisme bijectif. C’est donc un isomorphisme d’anneaux.

Exemples Fondamentaux

1. Justification de la notation $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$

Considérons le morphisme « modulo n », $f: \mathbb{Z} \to \mathbb{Z}_n$, qui à un entier $k$ associe sa classe de congruence modulo $n$.

  • Noyau : Quels sont les entiers envoyés sur $0 \in \mathbb{Z}_n$ ? Ce sont les entiers $k$ tels que $k \equiv 0 \pmod n$, c’est-à-dire les multiples de $n$. Donc, $\ker(f) = n\mathbb{Z}$.
  • Image : Toute classe de congruence dans $\mathbb{Z}_n$ (de $0$ à $n-1$) est l’image d’un entier. Le morphisme est surjectif, donc $\text{Im}(f) = \mathbb{Z}_n$.
  • Application du théorème : $A/\ker(f) \cong \text{Im}(f)$ devient $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z} \cong \mathbb{Z}_n$. Ce théorème donne un sens formel à la notation $\mathbb{Z}/n\mathbb{Z}$ pour désigner l’anneau des entiers modulo $n$.

2. Construction des Nombres Complexes

Considérons le morphisme d’évaluation $\phi: \mathbb{R}[X] \to \mathbb{C}$ qui à un polynôme $P$ à coefficients réels associe sa valeur en $i$, $\phi(P) = P(i)$.

  • Noyau : $\ker(\phi)$ est l’ensemble des polynômes de $\mathbb{R}[X]$ qui s’annulent en $i$. Si $P(i)=0$ et que $P$ est à coefficients réels, alors son conjugué $P(\bar{i}) = P(-i)$ est aussi nul. Donc $P$ est divisible par $(X-i)$ et $(X+i)$, et donc par leur produit $(X-i)(X+i)=X^2+1$. Réciproquement, tout multiple de $X^2+1$ s’annule en $i$. Donc, $\ker(\phi) = (X^2+1)$, l’idéal engendré par $X^2+1$.
  • Image : Soit un nombre complexe quelconque $a+bi$. Le polynôme $P(X) = a+bX \in \mathbb{R}[X]$ est tel que $\phi(P) = P(i) = a+bi$. Le morphisme est donc surjectif, et $\text{Im}(\phi) = \mathbb{C}$.
  • Application du théorème : $\mathbb{R}[X]/(X^2+1) \cong \mathbb{C}$. C’est la construction formelle et la plus élégante du corps des nombres complexes.