Lien entre Idéaux et Quotients

Introduction : Une Relation Fondamentale

En algèbre abstraite, la construction de l’anneau quotient $A/I$ est bien plus qu’un simple exercice formel. C’est un outil puissant qui révèle une dualité profonde entre les sous-structures d’un anneau (ses idéaux) et les nouvelles structures qu’il peut engendrer (ses anneaux quotients). Le principe central est le suivant : la structure algébrique de l’anneau quotient $A/I$ est un reflet direct et fidèle des propriétés de l’idéal $I$ au sein de l’anneau $A$.

Observer l’anneau quotient $A/I$, c’est comme regarder l’anneau $A$ à travers une lentille qui rend flous tous les détails contenus dans l’idéal $I$. Ce qui reste est une image simplifiée de $A$, et la nature de cette image (est-elle « sans diviseurs de zéro » ? est-ce que tous ses éléments non nuls sont inversibles ?) dépend entièrement de la nature de l’idéal « flouté ».

Ce document explore les deux correspondances les plus importantes de cette relation : le lien entre les idéaux premiers et les anneaux intègres, et celui entre les idéaux maximaux et les corps. Comprendre ces liens est essentiel pour maîtriser la théorie des anneaux et ses applications.

Idéaux Premiers et Anneaux Intègres

La première connexion fondamentale relie la notion d’idéal premier, qui généralise celle de nombre premier, à la notion d’anneau intègre, un anneau où la simplification des produits est possible.

Rappels
  • Un anneau intègre est un anneau commutatif non nul où, pour tous $a, b$, si $a \cdot b = 0$, alors $a=0$ ou $b=0$. (Absence de « diviseurs de zéro »).
  • Un idéal premier $P$ d’un anneau $A$ est un idéal propre ($P \neq A$) tel que pour tous $a, b \in A$, si $a \cdot b \in P$, alors $a \in P$ ou $b \in P$.
Théorème : Caractérisation des Anneaux Quotients Intègres

Soit $I$ un idéal d’un anneau commutatif $A$. L’anneau quotient $A/I$ est un anneau intègre si et seulement si l’idéal $I$ est premier.

Démonstration :

Soient $\bar{a} = a+I$ et $\bar{b} = b+I$ deux éléments de l’anneau quotient $A/I$. L’élément nul dans cet anneau est $\bar{0} = 0+I = I$.

$(\impliedby)$ Supposons que $I$ est un idéal premier.
Nous voulons montrer que $A/I$ est intègre. Soient $\bar{a}, \bar{b} \in A/I$ tels que $\bar{a} \cdot \bar{b} = \bar{0}$. Par définition de la multiplication dans le quotient, cela signifie $\overline{a \cdot b} = \bar{0}$, ce qui est équivalent à $a \cdot b \in I$. Puisque $I$ est un idéal premier, cette condition implique que $a \in I$ ou que $b \in I$. Si $a \in I$, alors sa classe d’équivalence est $\bar{a} = a+I = I = \bar{0}$. Si $b \in I$, alors sa classe d’équivalence est $\bar{b} = b+I = I = \bar{0}$. Nous avons donc montré que $\bar{a} \cdot \bar{b} = \bar{0} \implies \bar{a} = \bar{0}$ ou $\bar{b} = \bar{0}$. L’anneau $A/I$ est bien intègre.

$(\implies)$ Supposons que $A/I$ est un anneau intègre.
Nous voulons montrer que $I$ est premier. Soient $a, b \in A$ tels que $a \cdot b \in I$. Cette appartenance signifie que dans l’anneau quotient, la classe de $ab$ est nulle : $\overline{ab} = \bar{0}$. Ceci se réécrit $\bar{a} \cdot \bar{b} = \bar{0}$. Puisque nous avons supposé que $A/I$ est intègre, cette égalité implique que $\bar{a} = \bar{0}$ ou que $\bar{b} = \bar{0}$. Si $\bar{a} = \bar{0}$, cela signifie $a \in I$. Si $\bar{b} = \bar{0}$, cela signifie $b \in I$. Nous avons donc montré que $a \cdot b \in I \implies a \in I$ ou $b \in I$. L’idéal $I$ est bien premier.

Exemple Illustratif : $\mathbb{Z}/(n)$

L’anneau $\mathbb{Z}$ nous offre l’exemple le plus clair.

  • Si $n=6$, l’idéal $(6)$ n’est pas premier car $2 \cdot 3 \in (6)$ mais ni 2 ni 3 ne sont dans $(6)$. Le théorème nous prédit que $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$ n’est pas intègre. C’est bien le cas : dans $\mathbb{Z}/6\mathbb{Z}$, on a $\bar{2} \cdot \bar{3} = \bar{6} = \bar{0}$, alors que $\bar{2} \neq \bar{0}$ et $\bar{3} \neq \bar{0}$.
  • Si $n=5$ (un nombre premier), l’idéal $(5)$ est premier. Le théorème nous prédit que $\mathbb{Z}/5\mathbb{Z}$ est un anneau intègre. C’est bien le cas, c’est même un corps.

Idéaux Maximaux et Corps

La seconde connexion, encore plus forte, relie les idéaux maximaux — les plus grands idéaux possibles — à la structure la plus riche qu’un anneau puisse avoir : celle de corps.

Rappels
  • Un corps est un anneau commutatif non nul où tout élément non nul est inversible pour la multiplication.
  • Un idéal maximal $M$ d’un anneau $A$ est un idéal propre ($M \neq A$) tel qu’il n’existe aucun idéal $J$ strictement compris entre $M$ et $A$.
Théorème : Caractérisation des Anneaux Quotients qui sont des Corps

Soit $I$ un idéal d’un anneau commutatif unitaire $A$. L’anneau quotient $A/I$ est un corps si et seulement si l’idéal $I$ est maximal.

Démonstration :

Cette preuve élégante repose sur le théorème de correspondance des idéaux. Rappelons qu’un anneau commutatif unitaire $R$ est un corps si et seulement si ses seuls idéaux sont $\{0\}$ et $R$ lui-même. Nous allons appliquer ce critère à l’anneau $R = A/I$.

Le théorème de correspondance établit une bijection entre l’ensemble des idéaux de $A/I$ et l’ensemble des idéaux de $A$ qui contiennent $I$.

$(\impliedby)$ Supposons que $I$ est un idéal maximal.
Les idéaux de $A/I$ correspondent aux idéaux de $A$ contenant $I$. Puisque $I$ est maximal, les seuls idéaux de $A$ qui contiennent $I$ sont $I$ lui-même et $A$. L’idéal $I$ de $A$ correspond à l’idéal $I/I = \{\bar{0}\}$ dans $A/I$. L’idéal $A$ de $A$ correspond à l’idéal $A/I$ lui-même dans $A/I$. Par conséquent, les seuls idéaux de $A/I$ sont $\{\bar{0}\}$ et $A/I$. C’est le critère qui prouve que $A/I$ est un corps.

$(\implies)$ Supposons que $A/I$ est un corps.
Les seuls idéaux de $A/I$ sont donc $\{\bar{0}\}$ et $A/I$. Par le théorème de correspondance, cela signifie que les seuls idéaux de $A$ qui contiennent $I$ sont les préimages de ces deux idéaux, qui sont $I$ et $A$. L’absence d’idéal intermédiaire entre $I$ et $A$ est précisément la définition d’un idéal maximal. L’idéal $I$ est donc maximal.

Exemple : Construction des Nombres Complexes

Considérons l’anneau des polynômes à coefficients réels, $\mathbb{R}[X]$. Le polynôme $P(X) = X^2+1$ est irréductible sur $\mathbb{R}$. Dans un anneau principal comme $\mathbb{R}[X]$, cela implique que l’idéal $I=(X^2+1)$ est maximal.
Le théorème nous assure donc que l’anneau quotient $\mathbb{R}[X]/(X^2+1)$ est un corps.
Dans ce quotient, la classe de $X$, notée $\bar{X}$, vérifie la relation $\bar{X}^2+1 = \bar{0}$, soit $\bar{X}^2=-1$. On identifie alors $\bar{X}$ au nombre imaginaire $i$. Tout élément du quotient s’écrit de manière unique sous la forme $a+b\bar{X}$, avec $a, b \in \mathbb{R}$. Cet ensemble, muni des lois du quotient, est bien le corps des nombres complexes $\mathbb{C}$.

Conclusion : Un Dictionnaire Algébrique

Ces deux théorèmes établissent un véritable dictionnaire permettant de traduire des propriétés d’idéaux en propriétés d’anneaux, et vice-versa.

Propriété de l’idéal $I$ dans $A$ Propriété de l’anneau quotient $A/I$
$I$ est premier $A/I$ est un anneau intègre
$I$ est maximal $A/I$ est un corps

Ce lien est si fort qu’il est souvent utilisé pour prouver qu’un idéal est premier ou maximal. Au lieu de manipuler des éléments et des appartenances, on construit le quotient et on analyse sa structure, ce qui est parfois plus simple. Cette interaction est l’un des aspects les plus élégants et puissants de l’algèbre commutative.